vendredi 28 octobre 2011

Chanson douce 3

Jérôm’... »
Il se laisse plaindre, proteste mollement, noblesse oblige:
     — Elle a ses bons côtés aussi.»
Michèle approuve gravement:
     — Oui, elle est intelligente, je sais, Floria l’a dit.
   Et quand Floria parle, on n’a plus qu’à se taire, surtout lorsque l’on n’est que la fille de la soubrette et l’épouse d’un petit... Mais Coco, son balayeur de mari, est tout de même infiniment plus fin d’esprit que sa distinguée épouse: FG l’a surpris, plusieurs fois, à table, lui donnant des coups de pied par dessous, lorsqu’elle commençait à se lancer dans une grande envolée sur les Arabes de leur quartier qui violent les femmes, ou, pire, les voitures, non, l’inverse, enfin vous aurez rectifié… sujet apparemment inépuisable dans leur microcosme tribal.
     — On parle pas de corde dans la maison d’un pendu, voyons, Michou» grommelle Coco, qui est fin. Ils sont mignons: humble, Michèle admet toutes ces bizarreries. Elle se rétablit, mal, mais, l’instant d’après, se lâche  encore, comme on flatule par mégarde.
     — J’ sais pas cacher mes idées, moâââ» dit-elle, confuse, la main devant la bouche, un coup d’œil inquiet vers FG ou Nathan.
     — Encore faudrait-il que tu en aies» réplique Coco, brutal.
Cela aussi, elle l’admet: elle n’est pas très intelligente, elle le sait et n’en éprouve aucun complexe. Elle est si belle.
    — On’ p’pas tout avoir ».
Ce n’est pas sa faute: elle n’a pas fait d’études. SDP l’approuve, compatit, ses beaux sourcils d’intellectuel légèrement froncés. Michèle ! Son fils unique, qu’elle a élevé au mieux, est policier. Gentil, distingué, il a hérité de sa mère sa beauté élégante de blond amène marmoréen et altier: lors d’un enterrement, FG, un peu intimidée par ce beau type qui l’observait de loin et vint la saluer, s’interrogera. Un grand bourgeois de la famille inconnu ? Un acteur relié à la branche Tosca ? Un ami décoratif invité pour faire joli ? Un petit-fils d’Anaïs (mais il est trop blond)?
     — C’est Baptiste.
     — Le fils d’Anaïs ?
     — Non, le fils de Michou.

    … Michèle s’est voulue bourgeoise et n’y a pas réussi, Coco n’a rien voulu que de vivre bien: leur fils a comblé le manque. Doté d’une épouse idoine, il vit dans un lotissement de banlieue, tond sa pelouse aux ciseaux toutes les semaines, repeint ses volets tous les ans et lave sa voiture tous les jours. Ils ressemblent à un couple de feuilleton, la maison aussi, ainsi que leur impeccable petite poupée aux boucles dorées. Qu’y a-t-il dessous ? se demande Léa. Peut-être rien, dans les deux sens du terme. Tant mieux. De ce côté-là, la malédiction semble levée.






   14 Floria, la femme de côté

   Ensuite, venait Floria, la fille aînée, dite «la Marquise», ou «Madame du Châtelet », en raison de son admiration pour Voltaire. Elle n’avait, dans tous les sens du terme, aucun rapport avec Marc, son frère, (BB). Toute jeune, elle était déjà l’intellectuelle de la famille. Brillante, -de nos jours  on la dirait sur douée-, elle  réussissait sans effort ce qu’elle entreprenait, tout comme son frère, lui, échouait tout en peinant: trop brocardé par son père déçu, il faut dire qu’il renonça assez vite. Elle fut la préférée de Luc qui se plaisait à voir en elle ses propres traits intellectuels et peut-être physiques. Une préférée par défaut: il eût sans doute mieux aimé que ce fût son fils qui réussît... Elle, elle aimait  par dessus tout sa mère: en vain, dit-elle, car celle-ci ne le lui rendait pas. Est-ce vrai ? Peut-être. Pourquoi ? Clara adorait le lourd, lent, et pataud Marc, qu’elle trouvait magnifique. (Tiens tiens, tout comme Sophia qui trouve Marthe si jolie...) Sur la photo encadrée de BB qui trône partout, Clara a inscrit en dédicace, de sa belle écriture penchée: «Marc, sans être embelli». Ironique ? Peut-être, mais ce n’est pas sûr.

   Léa imagine le désarroi de Floria, à partir d’une photo retrouvée dans les affaires de Jérôme. La mère, grande, belle, bien campée, regarde, souriante, son garçon adolescent, aussi blond qu’elle est brune, aux yeux aussi bleus qu’elle les a noirs, aussi grand qu’elle, cela, c’est leur seul point commun: Luc, son mari, était  plus petit qu’elle  d’une tête, nous y reviendrons car cela a sûrement eu son importance dans l’histoire... La frêle jeune fille blonde, strictement habillée, à la droite de l’objectif, prise par hasard ou par maladresse, sans qu’elle ne s’en rende compte, est de profil: elle a les yeux fixés sur sa mère, une main tenant un livre, caché dans un pli de sa robe, l’autre un peu en avant, comme un appel  désespéré... Elle a les yeux rivés sur Clara qui, toute à son fils, ne la voit même pas. La photo est poignante: Marc a l’air si infatué, si content de sa personne, Clara, si fière de son nigaud (mais peut-être ne l’était-il pas tant que cela)... Et Floria, toute de réflexion, de pensée, d’intelligence, est de côté, sans même que la mère ne se rende compte de sa présence... La désamour est là, contracté en une seconde de pose. Injuste, douloureux, presque grotesque: dans le non regard de celle qui ne voit même pas l’attention que sa fille lui porte ; et dans les yeux vagues du fils qui ne se rend pas compte du regard de sa mère. FG a envie de faire sortir les personnages du papier, et d’admonester Clara:
     — Et Floria ? »
Pour  arrêter la malédiction qui sourd là, visible, dans cette absence de regard. Qui a pris la photo ? Luc, sans doute. Ou un voisin aimable ?

   Cause ou conséquence ? Les deux sans doute: Floria devint sèche et autoritaire: brillante mais parfois arrogante, presque cruelle. Elle ne se sentait pas à l’aise dans la famille. Une autre photo aussi dit son mal être. Clara est prise cette fois, avec Anaïs, sa fille cadette, considérée comme la plus jolie, celle sur laquelle on fonde beaucoup d’espoirs. Le modèle avoué de cette tante vamp fut Rita Hayworth. Le fait est qu’il y a une certaine ressemblance entre elles. Anaïs est élégante, elle porte une robe floue décolletée qui se soulève un peu, ses cheveux roux ondulent en mèches folles sur ses épaules presque nues, elle rit, juchée sur un rocher. On devine ses jambes fines et musclées. Le vent doit souffler. On imagine une douce brise, sur la côte. La photo doit avoir été prise à Hermanville, dans la propriété d’une tante, au bord de la mer. Clara, très  grande, regarde du coin de l’œil sa fille. Floria est toujours là, de côté: elle a la même attitude: mais c’est sa jeune sœur cette fois qu’elle regarde, elle aussi. Dans ses yeux, toutefois, ce n’est pas l’amour silencieux et désespéré que l’on peut lire, mais  un certain agacement vaguement maternel, amusé, teinté d’une minime jalousie. Elle a dû sans doute, l’instant d’après, gourmander sa cadette qui se pavanait:
      — Dépêche-toi, voyons, tu sais bien que l’on est attendues…»

   Il semble, là aussi, qu’elle ne devrait pas figurer sur la photo, centrée sur Anaïs, avec la mer et les rochers comme fond pour la faire mieux ressortir. Elle est presqu’en bout de papier. La ressemblance entre les deux jeunes filles est à la fois éclatante et révélatrice: Floria semble le calque naturel de sa soeur. C’est une Anaïs, mais une Anaïs presque «laide», plus âgée, avec un pli amer au coin des lèvres et les yeux cernés, une Anaïs avant qu’elle ne soit passée à la salle de bains, à sa coiffeuse, maquillée, parfumée et habillée, par Clara, de sa robe froufroutante. Une Anaïs en tailleur strict, aux cheveux attachés, qui ne s’est pas gonflé la poitrine ni coloré les cils. FG se rend compte alors que Floria aurait pu être belle, et même qu’elle l’a sans doute été: par ricochet, Anaïs-Rita Hayworth ne lui semble plus si jolie. Les défauts de l’aînée, visibles, font apparaître ceux de la cadette, identiques mais habilement masqués. Les rôles, là aussi, ont été distribués très tôt, mais ils sont un peu moins arbitraires toutefois que ceux attribués par Sophia à Marthe, la «jolie» et à Michèle, celle dont on ne dit rien. Floria et Anaïs ne sont ni belles ni laides: elles se sont simplement adaptées à la partition imposée. Elles sont devenues ce que l’on attendait d’elles. Sur d’autres photos, prises en compagnie de son amie, Floria, heureuse, souriante, est transfigurée; et Anaïs, la vamp femme-enfant soi disant écervelée apprit deux langues, dont le Farsi, en un temps record. Mais, de cela, on parle peu: que la cadette soit elle aussi douée et l’aînée également agréable à regarder n’est pas dans leur rôle.

   Une autre photo impressionne FG. C’est la seule où Luc apparaît. Il est debout, pâle, grêle, il redresse comiquement sa petite taille, ce qui lui donne l’air ridicule, ses cheveux rares sont clairs, vaguement roux et ses yeux, presque délavés. Il ne sourit pas. A côté, Clara, majestueuse, est assise, sans doute pour que la différence de taille et de corpulence ne se voie pas: elle est brune, presqu’orientale, vêtue de dentelles blanches, et ses cheveux frisés tombent sur les épaules épanouies. Luc a posé sur elle une fine main blême de propriétaire. Il semble sottement satisfait, soit de lui-même, soit de sa  jeune épouse qu’il a l’air d’exhiber comme une voiture de luxe. Tout est là: un fin de race aux côtés d’une éclatante Walkyrie. Camille et Thérèse Raquin: elle, elle ne l’a pas tué, mais qu’elle l’ait trompé n’étonne guère. Lorsqu’on les contemple, ce n’est pas leur divorce qui surprend, mais plutôt qu’ils soient restés ensemble le temps de procréer sept enfants.

   Floria, aussi petite que son père et aussi blonde et claire que lui, semble, elle aussi, fascinée par sa mère. Sur les deux photos, Clara est énigmatique. Sur la seconde, elle a un demi-sourire de Joconde lassée, qui ne dit rien. Lui a-t-on imposé ce lugubre époux ? L’intuition est prégnante, chez Léa, qu’il s’agit d’un mariage arrangé. Ou bien l’a-t-elle aimé ? N’était-il pas aussi piètre qu’il a l’air ? La différence d’âge entre eux est faible, mais sensible: était-il déjà aisé lorsqu’il se marièrent ? Cela a-t-il joué ?

   Clara ne disait jamais rien de sa famille: des petits bourgeois d’origine Ardéchoise. Assez intellectuels cependant: leurs deux filles furent instruites, le cas est rare en 1887. Une longue lettre, retrouvée dans les papiers de Léona par sa fille, après sa mort, montre à quel point Clara, en effet, écrivait beaucoup, et fort bien: gentille, peut-être un peu hypocrite, mais le style est parfait. Elle se présente à sa future belle-fille qu’elle ne connaît pas encore, et laisse entendre en filigrane que Jérôme ne lui a pas dit grand chose sur elle. Il ne dit pas jamais grand chose  ajoute-t-elle  aussitôt afin de ne pas la vexer. Elle suppose que, de même, il n’a pas du beaucoup parler d’elle à Léona. C’est la raison de cette inhabituelle présentation épistolaire directe, de belle-mère à belle-fille. Elle est ravie que son fils ait trouvé une jeune fille qu’il aime. Il lui tarde infiniment de faire sa connaissance. Elle cuisine, ma foi, pas trop mal. -Là, elle est faussement modeste: elle fut un cordon bleu et se doute bien que son fils le précisera.- Elle lui donnera des recettes, des tours de main -qu’elle conserve jalousement: cela, elle ne le dit pas. Mais Sophia remplira, des années après, les blancs: lorsque Clara était à ses fourneaux, elle l’envoyait toujours, à la fin, chercher quelqu’ingrédient afin qu’elle ne puisse découvrir ses secrets. Sophia en fut blessée: sa patronne, décidément, redoutait la concurrence. Avec Léona, Clara le sait sans aucun doute, il n’y a pas de risques: Jérôme sera voué toute sa vie, sans en souffrir, aux steaks, pâtes et salades à l’huile d’olive. Sa généreuse proposition est donc sans danger.- Un peu perverse, elle déplore ensuite que ses propres filles ne s’intéressent pas à «cela». -Mais ne le leur a-t-elle pas interdit ?- Elle escompte que Léona le fera: Jérôme y est fort sensible. -C’est faux: l’ignore-t-elle ? Ou ne veut-elle pas le savoir?- D’autre part, elle aime coudre, la littérature et la musique  etc...
Il y en a quatre pages, écrites de façon aisée, humoristique, élégante.

   Les deux filles Daurey donc furent  instruites. Le père aurait été baroudeur, aurait participé à la conquête de l’Indochine, et serait revenu se marier, dans sa province, fortune (petite fortune) faite, avec une jeune fille du pays. Les parents moururent, probablement assez jeunes. De quoi ? Pourquoi  ce silence de Clara sur sa famille ? Y avait-il quelque chose à cacher ? La cadette, Lise, qui, comme l’aînée, avait étudié le chant et la musique, «montée» à Paris, brûlait les planches. C’est celle qui devint Tosca. Les deux soeurs se ressemblaient tant que l’on les croyait jumelles. Pourquoi l’aînée n’a-t-elle pas suivi les traces de Lise ? Moins douée ? Plus timide ? Ou trop tôt mariée ? Peut-être. Elles étaient orphelines, semble-t-il, ou en rupture de ban avec les leurs. Luc dut se présenter, redressant comiquement sa petite taille, posant sans doute au chef d’entreprise, fût-ce d’une petite entreprise: l’affaire fut rondement  faite. Elle se maria bourgeoisement. Peut-être l’aima-t-elle, provisoirement ? N’est-on pas parfois surpris du physique des Don Juan ? Il y eut la guerre de 17 ensuite: il n’en fut pas dispensé, malgré ses six enfants. Jérôme n’était pas encore né. (Un enfant dont Léa ne sait rien, entre Lisette et Anaïs, mourut tout jeune.) Mais il semble que le front lui fut épargné. Toujours est-il qu’il revint sans une égratignure. Entre temps, Clara avait vécu... Le rôle d’Andromaque n’était pas dans sa tessiture. Cocu ? On le dit. Largement ? Peut-être. Il s’ulcéra. Séparation. Réconciliation. Séparation à nouveau. Naissance du dernier. Divorce définitif. Il ne se soucia plus, ensuite, de ses enfants.
   — Maman n’était pas une sainte -dit Floria, sévère- elle était très portée sur... Bon, c’est ainsi... Et lui, c’était un faible...»
Un faible ? Sur quel plan ? Camille Raquin ?

    Il y eut assez vite un jeune beau-père permanent, en effet. Pour vivre, car Luc ne l’aida en rien, elle avait dû se résoudre à louer les chambres de la vaste demeure qu’elle avait conservée de sa splendeur passée, aux Allées du Parc, et on dit qu’elle était aussi voyante. Un don ? Une  opportuniste ? Une gitane ? Qui sait ? Léa, en l’observant, s’interroge: elle en a l’allure. Brune, majestueuse... Quelque chose dans son port de tête, indéfinissable, l’indiquerait peut-être. Et puis elle était, selon Floria, très sensuelle et séductrice. Serait-ce une Gitanité honteuse qui l’aurait poussée dans les bras de Luc ? Serait-ce la raison de ce trait tiré sur les siens ? Sa culture rend le fait improbable: mais n’était-elle pas, au départ, surtout musicale ? Ensuite, Clara, douée, a pu s’instruire seule: le fait est qu’elle apprendra même l’Italien et la comptabilité. Il revient à Léa que, dans la famille Daurey, un oncle possédait un petit cinéma ou théâtre: les Gitans sédentarisés choisissent souvent des professions en rapport avec le spectacle, la musique, où ils excellent. Une fois convenablement  éduquées, les filles n’ont-elles pas voulu l’une et l’autre rompre avec leur passé ? Lise était à Paris: Léa imagine  mal une fille de paysans Ardéchois s’y risquer, surtout à l’époque. Une Gitane, peut-être. C’est plausible, sans plus. Cela expliquerait ces zones d’ombre.

    Ou encore, y a-t-il, dans la famille, un malheur caché ? Une honte ? Le père aurait été baroudeur: à l’origine d’un tel engagement, on trouve souvent la misère, ou un drame familial fui, une  exclusion drastique, une situation dirimante ; on le verra du reste par la suite chez les Delage-Maquart. Plus Léa avance dans son enquête, et plus le phénomène de la reproduction, chez les siens, lui apparaît prégnant, constant. Par récurrence, elle se demande donc si cet arrière grand-père Daurey dont personne ne sait rien n’a pas été, lui aussi, mis au ban de son groupe d’origine. Pourquoi ? Quelque chose s’est passé de son côté, ou contre lui, sans doute. Quelles tragédies marquèrent la famille Daurey ? Fut-il une victime ? Ou encore, ne s’agirait-il pas plutôt de la grand-mère, les femmes étant plus soumises que les hommes à l’opprobre sociale ? Une gitane dont Clara tirerait ses traits ? Une fille-mère ? Un remariage honteux, intempestif? Un inceste ? Fut-il violent, cet arrière-grand-père ? Ou bien fut-il (lui ou sa  femme ou lui par sa femme, ou encore l’inverse) rejeté par les siens, comme le furent plus tard ses petits enfants, (Floria, Anaïs, Jérôme), puis  ses arrières-petits-enfants (Antoine, Michèle, Alain, Virginie, Catherine, Léa) ? Le roman se construit, petit à petit, mais en pointillés, avec des zones de probabilité un peu floues. Le seul élément qui demeure certain est le curieux silence de Clara et de Lise sur leurs parents.

    Dans la famille Cévenole de Léa, comme peut-être dans toutes (?), les grands-parents, arrières-grands-parents, et même trisaïeuls occupent une place importante, déterminante. Ils semblent toujours vivants, omniprésents dans les histoires que l’on conte à leur sujet, inépuisables, drôles parfois. Léa a presque l’impression de les connaître, de les avoir rencontrés ; et elle les aime, comme ceux qui lui en ont  parlé les aimaient. Or, chez les Delage-Daurey, il n’y a que le silence, froid, inquiétant. Une fois établies, Clara et Lise avaient-elles simplement eu honte de leurs parents ? Pourquoi ?  Par snobisme, là encore ? Ou pour d’autres raisons, plus graves ? Une intuition lui dit que c’est sans doute le cas: Clara, libre de moeurs, ne semble pas avoir été une classique bourgeoise qui eût simplement été gênée de sa petite extraction. Lise, (Tosca !), du haut de son talent de diva, encore moins. L’histoire, en ce cas, semble se répéter indéfiniment, avec un mystère à la clef. Deux femmes venues d’ailleurs. Sans passé.



    Donc, la femme du monde devient logeuse. Elle fait même déjeuner ses locataires: courageuse, elle semble s’en accommoder assez bien: moins bien en revanche, les enfants, qui doivent s’entasser pour laisser place aux pensionnaires. Ceux-ci sont très divers: ouvriers, petits cadres en mission, étudiants étrangers parfois. La clientèle est pittoresque: cela n’agrée guère à Floria, l’aînée, celle qui a le plus de souvenirs de la bourgeoisie hautaine et stricte dont ils sont issus côté Delage. Le piano demi-queue trône toujours au salon, mais le plâtre du plafond se décolle et tombe dessus en pluie fine. Dans le vaste hall, attendent aussi, souvent, des femmes de tout milieux, et même quelques hommes, discrets, qui viennent se faire  lire leur avenir, ou leur passé. On dit qu’il y a aussi une clientèle spéciale de VIP, qui paie très cher, et qui  refuse d’être vue: ils passent par derrière, comme des livreurs, et sont reçus au grand salon, toutes portes verrouillées, exclusivement sur rendez-vous. Parmi eux, un ministre en peine d’élection. C’est peut-être vrai. Cela aussi ne plaît guère à l’aînée, qui va dans un grand Lycée, se dit Voltairienne, en lutte contre la superstition moyenâgeuse: une mère logeuse, soit, mais cartomancienne...

     Arrive Guiseppe, maçon. On peut imaginer qu’il y avait des fuites dans la toiture ?
Il a aussitôt le coup de foudre pour Clara. Elle n’est plus toute jeune, mais encore belle, musicienne, amène. Elle fascine sans doute le jeune Italien ambitieux qui veut réussir en France. Son entreprise marche plutôt bien: naïvement, il s’est acheté une voiture qui en jette. Et Clara ? Léa ne sait pas. Un jeune amant follement amoureux ? Cela doit lui convenir. Comme Saint-Augustin, elle aime l’amour. Comme Thérèse Raquin...

   Sans doute est-elle lasse des hommes de son milieu, surtout de Luc, son piètre mari sans doute déficient sur tous les plans, qui la laisse assumer seule, sans profession, la charge des enfants. Là-dessus toutefois, les avis divergent: pour Anaïs, c’est Clara qui n’a pas voulu de son aide. Au début, en effet, il continuait à envoyer des cadeaux coûteux et touchants. Même Jérôme, le «bâtard», reconnaît avoir reçu une voiture mécanique en bois qui valait une fortune et qui faisait l’admiration des voisins, pourtant riches, de ce quartier. Mais Clara, ulcérée par son trop rapide remariage, aurait ensuite refusé qu’il voie ses enfants: c’est alors que les cadeaux et toute aide cessèrent. Luc ne se souciait plus d’entretenir des gamins qui lui étaient interdits, pour le  peu qu’il souhaitait les voir, pendant quelques jours de vacances. Jérôme dit à l’inverse que Clara, au bord du gouffre, le sollicitait souvent, toujours en vain. Il se souvient qu’elle faisait rédiger ses suppliques par les enfants eux-mêmes: «Cher Papa, J’ai besoin de chaussures...» Manon confirme, les larmes aux yeux, cinquante ans après. Des refus constants étaient opposés, parfois simplement par le silence, mais d’autre fois directs, humiliants et brutaux, tel ce geste de la main exaspéré qu’il avait eu, chez les Tantes, à Lyon, lorsqu’elles lui transmirent les requêtes de leur belle-sœur. Stupéfait de trouver sa fille qu’il n’avait pas vue depuis trois ans  et qu’il ne revit plus jamais ensuite, il fondit en larmes, et, bouleversé, la prit tendrement sur les genoux: profitant de son attendrissement, la bonne Danièle lui suggéra d’aller lui acheter des vêtements, comme Clara l’avait demandé. Il eut alors, devant l’enfant, le geste de la chasser comme on chasse un chien. Hercule Poirot... Non ? Cela ne vous dit rien ?

Sans doute les deux doivent-ils être exacts. Peut-être en effet Clara eut-elle un mouvement d’humeur lorsqu’elle apprit sa liaison:
      — Il n’est pas question que tu revoies tes enfants: je ne veux pas qu’ils aient des rapports avec ta salope...»
Cela se dit parfois en de telles circonstances. Puis, le temps passa, et/ou, devant les difficultés, elle se ravisa: trop tard, sans doute. Blessé à son tour, Luc les avait tous oubliés, enfants compris. Les souvenirs étaient trop douloureux: il tira un trait définitivement. Après tout, ne l’avait-elle pas bafoué pendant qu’il se battait ? Le petit-dernier était-il bien de lui ? Impossible, crut-il. Un seul rapport, alors qu’ils ne vivaient plus ensemble, au terme d’une brève réconciliation: Jérôme naquit neuf mois après, à la grande perplexité de son présumé père.

   Pour le coup, Clara voulut avorter. Elle se rendit chez une amie habituée qui avait tout préparé. Vrai ? Faux ? On dit que le foetus bougea à ce moment précis, pour la première fois. Elle renonça aussitôt:
     — Je ne peux pas faire ça. Tant pis, je le garde. Je me débrouillerai…»  
Voilà comment naquit Jérôme. Suivi trente ans après de Léa ; puis de Manuelle et Dimitri etc… Le temps d’un éclair, d’un revirement… Un mouvement peut-être imaginaire d’un fœtus de deux mois… 

    Floria raconte…
Elle se rendit, au cours de l’une de leurs séparations, sur la demande de sa mère, à Lyon, où son père  résidait. Ne voulant pas aller chez lui, elle se décida pour l’atelier de la petite usine qu’il possédait, tout proche. Sans se présenter, elle demanda alors Mr Delage. La secrétaire lui répondit aimablement qu’il n’était pas là, mais que Mme Delage, elle, se trouvait chez elle: si elle voulait avoir l’obligeance de l’attendre, elle allait l’appeler. C’est ainsi que Floria apprit la liaison de son père. Est-ce cette scène qui détermina Clara à ne plus vouloir que Luc voie ses enfants ? Peut-être, si Floria la lui a rapportée, ce qui n’est pas sûr. Léa imagine sa souffrance: ses enfants dans le dénuement, la belle maison dont elle ne pouvait assumer la charge, la trahison de son mari... Sa cruauté, peut-être ? Ce geste qu’il avait eu, de chasser sa fille, sur ses genoux, comme on chasse un chien importun... alors que, quelques instants auparavant, il pleurait en la tenant dans ses bras: peut-on concevoir une telle attitude ? On le peut: Jérôme a eu la même envers sa fille, le geste de tendresse en moins. Marc également, envers Michèle et Antoine, mis à la porte alors qu’il était recherché par la police de Vichy. De même, à la génération d’après, Marthe, qui laissa mourir son bébé sans trop y penser et Catherine qui chassa Alain du foyer dès qu’elle devient amoureuse, après l’avoir consciencieusement coupé des siens... On croirait la réédition funeste d’une même histoire. Chez certains, l’instinct ma/paternel peut-il s’être dévoyé jusqu'à son inversion, l’infanticide n’en étant que l’extrême manifestation ? Infanticide par indifférence, par omission, par machiavélisme, ou déguisé en impuissance et en fatalité: des infanticides non justiciables, parfaits. Des enfants ne durent leur salut qu’à leur débrouillardise ou à des amis plus attentionnés que leurs parents: la baraka. Léa a raté son suicide parce qu’une camarade, à l’Ecole Normale -qui n’était même pas une amie- a donné l’alerte: elle n’était nulle part. Antoine a su échapper aux sbires de Vichy parce que d’autres l’ont caché lorsque son père le mit à la porte. Alain et Antoine ont trouvé l’armée qui les recueillit alors qu’ils étaient à la dérive. Le bébé de Marthe n’a rien trouvé. Marie non plus.

    Reprenons l’histoire: un jeune amant follement amoureux ? A peine plus âgé que son fils aîné ? Cela lui convient. Cette fois, c’est pour le bon motif: ils ne se quitteront plus jamais. Guiseppe en effet se suicidera, vingt ans plus tard, à la mort de Clara, comme il avait dit qu’il le ferait. Roméo et Juliette, en quelque sorte, à, respectivement, cinquante-cinq et soixante-quinze ans, mais l’âge n’y change rien. D’une manière particulièrement atroce: il se jeta sous un train. Anna Karénine ? Peut-être en effet subit-il, seul, comme Anna, de plein fouet, l’opprobre sociale que généra leur relation hors norme, hors caste ? FG ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine tendresse pour cet homme qui aima sa grand-mère inconnue, jusqu'à la mort. Et cependant...

     Floria part en claquant la porte, à dix-huit ans: c’en est trop. Pour Clara, elle a tout accepté ; faire la messagère, à Lyon pour la réconcilier avec Luc, ou au moins récupérer quelqu’argent ; sa préférence pour ce benêt de Marc qui n’en a cure ; pour la jolie Anaïs paresseuse qui refuse d’aller au Lycée, et même d’étudier la musique, exigeant de belles robes et paradant sans cesse devant son miroir ; ses amants, aussi, peut-être ; la pauvreté, après l’opulence qu’elle avait connue ; s’occuper parfois des plus jeunes après les cours ; la sottise de  Sophia ; les locataires ; la gentuzza qui venait se faire tirer les cartes... Mais là ! C’est le comble. Elle a honte de ce jeune beau-père à peine plus âgé qu’elle. Elle ne lui reconnaît aucune autorité, même si c’est en partie avec son argent qu’ils vivent. Elle le méprise. Un nouveau riche, dit-elle, observant qu’avec une nouvelle pauvre, finalement, le couple n’est pas si mal assorti. Sans culture ni même instruction, il parle un sabir incompréhensible. Qu’à cela ne tienne: Clara apprend l’Italien, et la comptabilité. Guiseppe, lui, ne s’en donne pas la peine: son affaire est prospère, il dépense largement. Il veut les épater, sans doute: sorties avec Clara, robes du soir, concert,  voitures... Un point, toutefois, le rapproche d’elle, à part l’amour sensuel: la musique. Il aime l’opéra, chante bien, et celle-ci a une belle voix de soprano lyrique, comme Lise, (Tantie), sa jeune  sœur, dont elle aurait pu faire la carrière, dit-on, si ce n’était sa trop nombreuse progéniture. On peut imaginer: «O dolci bacci, laguide carezze...»

   Floria bout de rage. Certes, elle est de gauche, Voltairienne, comme l’on dit à l’époque. Mais ce gauchisme désuet et élitiste n’exclut pas que l’on tienne son rang, au contraire. En ce sens, elle ressemble à SDP. Cet immigré bon vivant et rigolard qui lui prend sa mère, les entretient, en jette par plaisir l’humilie. Pour qui se prend-il ? Croit-il les avoir achetées ? Elle se replie sur elle-même, devient de plus en plus rugueuse, blessante. Son mépris a fini par englober Clara elle-même, Clara qui, enfin heureuse, accepte et même rit des lourdes plaisanteries de Guiseppe. Sa mère... C’est écoeurant. Alors....

   Le drame couve, à bas bruit. On ne voit rien, sauf quelques regards acérés de Floria, jetés furtivement sur sa mère et Guiseppe. Ou sur Anaïs et Marc. (Jérôme et Manon ne comptent pas encore). Parfois, sur Sophia: mais celle-ci, douce, patiente, la désarme toujours. Après tout, elle n’est que la servante, même s’il semble bien que Marc, parfois, la contemple  béatement, comme un badaud non averti regarderait une œuvre d’art trop sophistiquée qui lui plaît mais dépasse sa médiocre compréhension. Toujours passif, une lueur de vivacité inattendue, parfois, chez ce lourd garçon sans vocation  particulière, surprend. On croirait qu’il est touché par la Grâce, observe l’aînée, moqueuse: et pourtant, ce n’est que Sophia. Ce regard   l’interroge: mais à peine. Elle occulte. Elle ne veut pas comprendre: ces choses-là, pour Floria, sont  impossibles. Cependant, la jeune fille sera enceinte quelques temps après, de Marthe dont il a été question. Eh bien ça, alors ! C’est inouï. Sophia ! La douce, la petite Sophia ! Qui aurait pu le croire ? Clara, sur le coup de la révélation, que Marc, toujours  pleutre, a laissé à la jeune femme le soin de faire elle-même ! la tancera vivement: mais immédiatement, elle fera contre mauvaise fortune bon cœur, et accueillera ensuite Marthe avec une joie sans mélange. Une de plus ou de moins... Et puis, elle a encore besoin de Sophia pour élever Jérôme, le petit dernier. Dans l’injuste attitude de Clara, Il faut lire, sous-jacent, un certain féminisme paradoxal: l’idée qu’en amour, ce sont les femmes qui décident, qui prennent les hommes, et non l’inverse. Clara sait de quoi elle parle. Sophia, du reste, ne lui en voudra nullement  de ce mouvement d’humeur: enfant abandonnée, elle la considérera toujours comme sa seule mère, et de toutes ses Tantes, c’est celle qui en parlera à Léa avec le plus de révérence et d’émotion.

   Mais, pour l’heure, ce n’est pas ce lourdaud de Marc qui préoccupe Floria. C’est sa mère et Guiseppe, toujours. Léa, soixante ans après, s’interroge: était-il beau, ce jeune Italien du Nord, immigré solitaire, qui fut séduit par sa Grand-mère jusqu'à en mourir? Aucune photo de lui, évidemment, ne se trouve dans les albums de famille, pourtant nombreux. Même par accident, en bout de papier. Le ménage a été bien fait, ou il n’y en a jamais eu. Avec un entêtement suspect, ses tantes n’en disent rien. Léa insiste.
    — Un grand type blond, très costaud, un peu vulgaire» précise Michèle, pincée. Vulgaire ? Cela doit vouloir dire «populaire».
    — Et même, à la fin, il buvait».
Peut-être tout est là. Léa, soudain revoit le film : «Un tramway nommé désir» ? Marlon Brando ? Le docker Irlandais amoureux de la bourgeoise déchue ? Le puzzle s’emboîte, petit à petit.

    Ici, Léa n’a que la version de Floria, et, en partie, de Sophia. Il faudrait aussi voir l’histoire de l’autre côté. Un beau jour, Guiseppe, éméché, nullement démonté par le mépris ouvert qu’elle lui vouait, peut-être même émoustillé au contraire, fit à Floria des avances sexuelles  grossières. Comment cela se passa-t-il ? Elle n’en dit rien. Sauf que Clara ne s’en est guère émue. (Complice ? Floria ne le dit pas directement, mais on peut le deviner entre les mots.) Et son écoeurement, sa fuite immédiate, sans espoir de retour, à Lyon, chez les tantes Delage, deux vieilles filles bigotes, qui l’accueillirent à leur manière, sans effusions, mais en lui ouvrant la «chambre froide», comme l’appelait Floria. Elles lui permirent  d’étudier et de travailler, jusqu'à ce qu’elle rencontre enfin, au cours d’un concert, Gilberte, l’amour de sa vie. Une femme, en effet, avec laquelle elle vécut toute son existence, formant toutes deux le couple le plus normal et le p

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