— Io l’ai vu, il m’a fait pensere à toi, alors io l’ai acheté…»
Que c’était doux, aussi, surtout, de dormir à ses côtés. De... enfin tout. Jamais un homme n’avait eu ces attentions touchantes, spontanées, envers elle. Et elle en avait connu pas mal, tout de même, et des plus hauts perchés, et des amoureux, aussi (elle rit )...
— Il ne sait pas qui est Voltaire: et alors ? Je le sais, moi ! » avait-elle répondu à Floria qui se moquait de son ignorance.
— Je n’ai pas besoin qu’il me l’ apprenne: c’est moi, ou toi, qui le lui apprendrai s’il faut ; dans quelques temps, tu ne verras même plus la différence avec ton père...!»
Là, elle s’était un peu vantée, il faut le reconnaître. Floria avait pincé le nez:
— Je vois: de Lady Chatterley à Lady Hamilton ?... Je doute que tu l’atteignes. My fair Gentleman, en somme ?» s’était-elle exclamée, toujours cruelle. Clara avait ri tout de même. Elle était si comique, à seize ans, ayant dévoré toute la bibliothèque, avec ces airs de Marquise savante, comme disait Guiseppe... mais si avisée, au fond: son aînée ! La divine Emilie, Madame du Châtelet. Là, elle n’avait pas eu tout à fait tort: on en était effectivement resté à Lady Chatterley. Guiseppe, s’il n’avait jamais dédaigné le rôle de Mellors, s’était montré radicalement inapte à celui de Lady Hamilton:
— De ché m’emmerdou dope lavoro, Claoudia, avec tes storié de Romano… Io vou juste bavarder et dormire oun po et surtout...» Eh bien tant pis, c’est elle qui avait appris l’italien, voilà tout, elle lui devait bien cela. Pauvre Floria. Si soucieuse d’elle. Si dure. Presque hiératique. Qu’est-ce qu’elle ressemble à Luc... (Elle soupire). Elle a payé cher son bonheur, Clara, et celui de ses autres enfants aussi: le sacrifice d’Isaac, de l’aînée, de la meilleure de ses filles. Guiseppe... Mais que s’est-il passé ce soir là ? Il ne faut plus penser à cela sinon elle va encore pleurer. Dès que Sophia sera partie, elle ira à Paris voir Lise et Lisette... La pauvre Lisette. Ce travail, Madona. Ce n’est pas grave: mais elle valait mieux, tout de même, que de se trémousser dans des cabarets demi nue. C’est à Paris, d’accord, mais Madame Lévy l’a vue. Clara frissonne. Elle y va tout le temps, Madame Lévy, sa fille y est aussi, mais professeur, tiens, même qu’elle en a plein la bouche. Si on y pense, Paris, ce n’est qu’à trois cents kilomètres, huit heures de train à peine. Pourvu qu’elle se taise. Mais le regard de cette riche cliente, après la consultation, ne lui a pas plu:
— Combien vous dois-je, Madame Delage ? A propos, je crois que j’ai vu votre Lisette à Paris: au «Boeuf hardi». Oh, nous n’allons certes pas, d’habitude, dans ce genre d’endroit, mais mon futur gendre a absolument voulu nous faire passer une soirée spéciale, pour fêter mon anniversaire... Ce n’est pas à une voyante que je vais dire cela: vous le savez sûrement… Remarquez, c’est ce que je dis toujours, il n’y a pas de sot métier, il n’y a que de sottes gens... Ces filles valent souvent bien des bourgeoises hypocrites, n’est-ce pas ? Mais votre Lisette, j’avoue que cela m’a étonnée. Je la croyais Cantatrice, comme votre sœur... »
La garce. Elle a dû le colporter partout, à présent. Si elle voulait revenir ici, Lisette, il y aurait bien du travail pour trois... On ré ouvrirait l’aile du fond, qui sert d’entrepôt, Guiseppe l’arrangerait, et... Mais elle ne veut pas, évidemment. Elle gagne du reste assez bien sa vie. Mais tout de même, mieux vaut être logeuse que danseuse nue. Quel orgueil... Lisette... Tant d’ambition, et finir... des Menus Plaisirs, qui n’étaient déjà pas glorieux... au Bœuf hardi, là c’est un comble. Ah je la retiens, Lise:
— Avec mon nom, elle ira loin, je n’en charge, ne t’en fais pas…»
Clara sourit: Lisette Daurey... C’en est presque drôle. De la Scala... au Bœuf hardi. Bon, au retour de Paris, elle passera par Lyon pour s’expliquer avec Floria, c’est décidé. Elle verra les Tantes aussi, (elle rit), les pauvres filles, si toquées... mais elles ont fait ce qu’elles ont pu. Floria.. Cela ne peut plus durer. Clara veut savoir. Comprendre. (Mais n’a-t-elle pas déjà compris ?) La retrouver. Et la mère Derpas qui raconte partout qu’elle est avec une femme... J’espère que Guiseppe ne le sait pas... Sinon, il ne la ratera pas quand elle reviendra... Un jour peut-être ? Oui, sûrement, un jour, sans que l’on l’attende, elle sera là... Ils sont comme chiens et chats, mais... Quelle malveillance, parfois, cette Annie... Quoique... Clara réfléchit, honnêtement: peut-être. Elle se souvient de Floria, se repasse le film intérieur de sa fille aînée qui est en elle, définitivement: son dédain des hommes, son admiration pour Colette et Selma Lagerloff, son goût pour l’étude, son indépendance, son attirance pour des carrières masculines, son allure aussi... Oui, peut-être. Et puis, Clara hausse les épaules. Après tout, ce n’est pas grave: si elle est heureuse ainsi... Je vais la voir, rencontrer peut-être son amie, une artiste, à ce qu’il paraît, et elle me le dira, ou je le verrai toute seule: elle ne me cachait rien avant... Mais c’était avant…
Cela fait des années que Clara se joue cette aria. Une chanson douce… Au dernier moment, quelque chose, toujours, l’empêche de partir. Elle ne reverra jamais Floria.
Le temps passe, les choses deviennent de plus en plus difficiles, les mythes se forgent, font école ensuite, les positions se durcissent, l’entourage change, modifie l’exilé, et participe involontairement de la rupture.
Ainsi Floria, sans doute...
Et puis l’on s’en va.
Clara en a conscience, ce soir: «Le temps s’en va, Madame. Las, le temps, non, mais nous nous en allons...»
Guiseppe...
Il ne lui plaît guère de voir sa cadette se lancer comme elle le fit elle-même, autrefois, dans une carrière de femme du monde dépendante d’un époux, si glorieux soit-il. Elle n’a guère de dot à lui offrir en cas de malheur. Si la haine couve, l’argent constitue un moyen de pression particulièrement abject. Elle a connu cela. Elle est certes sortie du gouffre: mais à quel prix ? Elle s’est débrouillée. Mais cela n’est pas le plus grave. Le pire est sans doute qu’elle ait perdu Floria, et bien d’autres ensuite, craint-elle. Perdre ses enfants. Son fatum.
Mais Anaïs est déjà dans la salle de bains, où elle se recoiffe: elle sourit, fredonne. La pharmacie l’ennuie parfois. Cela tombe bien.
Lorsque Clara, qui, malgré l’heure tardive l’a attendue tout de même ce soir-là tout en lisant, la mettra en garde, lui contant dans les grandes lignes ses années noires que, du reste, elle connaît déjà, la jeune fille s’indignera:
— Mais Hussein n’est pas mon père, voyons. Ne juge pas tous les hommes comme lui et par lui. Il ne faut pas généraliser. Tu as souffert, soit. Mais les temps ont changé. Une femme n’est plus comme avant, sous la coupe de son mari: il y a des lois, Maman, à présent. Et puis je l’aime: j’ai confiance. Si tu savais, ma petite maman, comme il m’aime aussi. Il n’y a aucun risque. Aucun. D’ailleurs, je travaillerai, tu sais. Je sais peindre, dessiner, jouer du piano, chanter, je ne suis pas démunie. Et je ressemble à Rita Hayworth, non ? C’est toi qui me l’as toujours dit. Je pourrais même faire du cinéma, des photos. On me d’a déjà demandé, tu sais. Et tu ne sais pas ? Chez eux, en Iran, ils ont même une ménagerie à domicile. C’est courant, chez les nobles, paraît-il, là bas. Tu te rends compte ? Je m’occuperai des lions. Ca, par contre, cela me plaît autrement que la pharmacie. Des lions ! Et tu viendras, n’est-ce pas ? Leur maison est un Palais: il y a tant de pièces qu’ils ne peuvent pas les occuper toutes. S’ils ne nous plaisent pas, tu vois, c’est tout simple, on ne les verra pas tellement c’est grand. Hussein ne sait même pas combien de cousins, de tantes, de parents vivent avec eux. Non mais tu te rends compte ? (Elle rit, Clara aussi.) Quand je le lui ai demandé, il m’a répondu: «dans les quarante, ou peut-être plus, on ne compte pas chez nous, ce n’est pas comme ici: ça varie, sans compter les serviteurs… Il y en a en principe un pour chacun. Cela fait donc, je ne sais pas, quatre-vingt personnes peut-être, ou davantage...» Tu imagines comme ça doit être grand, puisqu’il ne sait pas lui-même ! Et puis, il est le fils aîné, unique en plus, le seul héritier: les filles ne comptent pas chez eux. Là bas, ça veut dire qu’il les dirige tous, ça fait comme Floria ici (elle rit, Clara aussi) il n’a qu’à dire et les autres font, comme des toutous. Je serai la Reine, en somme, puisqu’il fait tout ce que, moi, je veux. Encore mieux que Floria ! (Elle s’écroule de rire.) Si elle voyait ça, Floria... Oh mais elle verra, je l’inviterai, tiens: mais je ne la ferai pas bisquer, je serai modeste, tu me connais. (Clara s’étouffe : oui, oui, elle connaît la modestie d’Anaïs.) Et puis, tu es encore belle, maman, si cultivée, ne dis pas non, tu as tout lu, et tu as eu tant d’hommes à tes pieds, allez, je le sais bien, et même maintenant, si tu voulais... Tu feras fureur, là bas, ma petite Maman, j’en suis sûre. Tu pourrais même chanter, comme Tantie. Allez, Maman, au dodo. Demain, il fera jour. La pharmacie... Brrrr... m’attend de pied ferme, mais plus pour longtemps. La vie est belle, merveilleuse... Je t’assure. Je leur dirai bientôt «zut» à toutes ces vieilles chipies. Elles me regretteront, du reste: j’en connais pas mal, des clients, qui iront se servir ailleurs...»
Anaïs, dopée par l’amour et par les paroles de Hussein virevolte, rit, embrasse sa mère, et monte se coucher.
Clara sourit, peu convaincue mais émue. L’enthousiasme de sa fille, quoique dangereux, est contagieux. Sa jolie Anaïs. Sa belle Rita Hayworth. Son enfant... Où va-t-elle ainsi ? En coiffant ses longs cheveux fins et frisés, elle pense à sa soeur qui, lors de son séjour récent, a joué les Cassandre.
Lise, avec son air et l’accent, cette fois, de «Carmen», - c’était son rôle, à ce moment-là. Elle ne quittait jamais la scène, même en famille: ainsi, lorsqu’elle répétait «Traviata», elle, si rugueuse, était devenue un modèle de douceur oblative-, Lise l’a mise en garde:
— Ne la laisse pas partirrrr. A aucun prrrrix. Ce sont des barbarrrres, oui, même les dirigeants, sous leurs dehors de gentlemen. Tous, sans exception. Ils sont encorrrre au Moyen-âge ma chérie. Les femmes n’ont aucun drrroit. Pense un peu, ils ont voulu me faire chanter: un cachet de Reine. Là dessus, il n’y avait rien à dire. Mais d’abord, il y avait la salle: une acoustique épouvantable. A croire que personne n’avait jamais chanté là dedans. J’ai tout fait déménager en catastrophe, dès que j’ai vu leur fourbi. Sinon je repartais: impossible que la voix porte, avec ces décors de carnaval. Ils invitent Lise Daurey et ils ne sont pas fichus de lui offrir une salle convenable. Bon. Mais ce n’est pas tout. Pour une fois, ce n’était pas com-plet. Si, je t’assure. Ca ne m’était jamais arrivé. Bonne salle, certes, dix rappels, trois bis, des fleurs tombant de partout, à ne plus savoir où marcher, l’hystérie, comme d’habitude, très bien. Mais enfin j’étais vexée-vexée comme un caniche: j’avais vu des places libres. Quand je pense qu’à la Scala, certains ont attendu toute la nuit, pour Tosca, d’autres sont restés devant la porte juste pour me voir, parce qu’ils n’avaient pas pu entrer, les pauvres. A huit cents francs la place. L’habitude, quoi. Mais là !
J’ai eu le fin mot de l’histoire par le Directeur tout gêné: au dernier moment, seuls les hommes avaient été autorisés à entrer. La plupart sont donc repartis avec leurs femmes, évidemment, sans même oser protester. Voilà comment ils sont, là bas. Si ça s’était passé à Milan, mais, ma Chérie, c’était l’ém-eute pure et simple, que dis-je l’émeute ? La Ré-vo-lu-tion ! Il y aurait eu des morts, c’est bien normal....
Parce que «Traviata», figure-toi, c’est «immoral». Et puis, au troisième acte, je porte le costume... tu vois... avec la grosse fleur rouge, sur la poitrine, lorsque je vais mourir, dans mon lit, les draps en l’air, parce que je ne me rends plus compte de rien... Il ne cache pas grand chose, ce déshabillé, comme l’indique son nom, soit: je n’y peux rien, je meurs, c’est le rôle: lorsque l’on meurt, on a bien le droit de ne plus savoir si l’on est vêtue ou non. A la répétition, il y a eu un fanatique venu voir,
- je ne l’ai pas aperçu sinon tu penses si je l’aurais fait expulser-, qui s’est offusqué, sans rien oser me dire, parce que là, ils m’auraient vue repartir aussitôt: « nous nous reverrons dans mille ans, Messieurs, lorsque vous aurez un peu évolué quant à vos moeurs !» me serais-je faite un plaisir de leur envoyer. Même le Shah, à ce qu’il paraît, n’a rien pu faire. C’est in- croyable, il n’a même pas pu venir, le malheureux: il aurait eu tous les religieux sur le dos, et, le pauvre homme, il n’avait pas besoin de cela en ce moment. Ce n’est pas plaisant d’être Empereur. C’est drôle, dans leur tête, moi, j’aurais plutôt interdit les hommes. Parce qu’enfin, c’est vrai, au troisième acte... Bon. Les femmes -et le Shah- n’ont eu droit qu’à Madame Butterfly, ce qui d’ailleurs me semble exactement aussi immoral que Traviata, mais plus habillé.
Il n’a même pas pu venir dans ma loge. Il m’a fait apporter le collier par son ambassadeur, je crois, un vizir enfin qu’importe… (Elle rit.) Cent mille Francs de l’époque, tout de même, maintenant, il faudrait doubler… Mais il n’a pas osé venir lui-même. Les religieux l’avaient à l’œil. Tu peux croire ? Faire un tel cadeau, d’accord il avait les moyens, et ne même pas pouvoir m’approcher. Je lui ai fait passer en retour une carte avec ma photo, le pauvre homme si ça se trouve ça l’a mis dans l’embarras…
Crois-moi, les hommes, je les connais, mieux que toi, ma Chérie, du moins les étrangers. Dans mon milieu, il y en a: ceux-là ne sont pas fréquentables, du moins en amour. En affaires, c’est autre chose, ils sont réglos. Si tu savais mes cachets: à Tunis par exemple, ou à Alger... Et rubis sur l’ongle, cash, sans discussions: une Reine. S’il demeure ici, son Iranien, d’accord. Tu seras là et, du reste, ici, ils ne sont pas comme chez eux, surtout si leur femme est Française. Ils se méfient: un divorce est vite arrivé. Et Lotte n’est pas du genre à se laisser faire. -Tantie n’a jamais voulu accepter le changement de nom d’Anaïs, appelée Charlotte en son honneur (Werther, évidemment). Tout au plus lui a-t-elle concédé le diminutif de Goethe, Lotte.- Mais là-bas, elle sera perdue. Elle ne pourra pas se défendre, seule. Ils tuent les femmes parfois, si elles ont trompé leur mari. Je t’assure. Le Moyen-âge, te dis-je. Alors, imagine la petite Lotte... Elle n’est pas douée pour la fidélité, il n’y a qu’à la voir. Elle me ressemble du reste. Comme toi.
Clara, sourcils froncés, réfléchit: Lise a presque toujours raison. Excessive, glorieuse, insupportable, mais c’est une tête, cela, il faut le lui concéder. Et un physique, aussi. Si elle était un peu moins vaniteuse, moins parleuse, elle serait une sœur agréable, avec laquelle l’on ne s’ennuie jamais: même Guiseppe l’aime, l’admire, et, ma foi, cela ne lui déplaît pas. C’est drôle: ils plaisantent à table comme de vieux compères, en Italien. Au fond, elle n’est pas snob. Et les hommes... Elle sait de quoi elle parle. Et elle a du cran:
— Nous nous reverrons dans mille ans lorsque vous aurez un peu évolué...
Elle était en effet parfaitement capable d’envoyer cela à un quelconque ayatollah, quelle que soit son importance. Et sur quel ton... Elle était Lise Daurey, en somme: de sa hauteur de Diva, elle regardait avec bonté, commisération ou mépris s’agiter, très loin, tout en bas, le vaste monde de cloportes qui ne chantaient pas. Parmi ceux-ci, le Shah de Perse côtoyait à égalité, Guiseppe ou Annie Derpas: ni plus, ni moins.
Clara a rejoint Guiseppe, qui ronfle. Elle s’est blottie dans ses bras.
— J’ai peur, mon petit, pour cette enfant.
Il a vaguement grogné, elle n’est pas sûre:
— Un bâton merdeux...
Elle a souri tendrement: décidément, il ne pense, comme elle, qu’à l’aînée:
— Non, ce n’est pas de Floria qu’il s’agit, mon petit. Pour une fois.
Mais il s’était rendormi, souriant, la serrant dans son sommeil. Elle sombra à son tour songeant que la mort les prendrait ensemble, un jour, dans les bras l’un de l’autre.
Dans la chambre rose, Denis se réveille: il est encore malade. Clara l’entend vaguement, mais n’a pas le courage de se lever. Du reste, c’est inutile: derrière la cloison, elle devine que Sophia s’est réveillée et s’en occupe, en prenant soin de ne pas faire trop de bruit. Clara voudrait bien rester éveillée, on ne sait jamais. Elle regrette de ne pas l’avoir fait ausculter par Hussein tout à l’heure. Elle n’avait pas envie qu’il voie la chambre verte de Marc, Sophia et des enfants. Lui qui a vécu dans un palais de cent pièces… Elle est si fatiguée. Elle se rendort.
Sous les toits, dans la chambre de Manon, glaciale, minuscule et basse, où elle seule peut tenir debout partout, c’est l’ancienne chambre de «bonne» qu’en réalité Sophia n’a jamais occupé, il y a encore de la lumière: Manon-Alexandre Nevsky, insensible au froid qui lui gèle doigts et épaules, cuirassée de bronze noir, sur son fougueux destrier, s’apprête à infliger aux Suédois la dérouillée du siècle et à libérer enfin la Norvège du joug de son ennemi héréditaire. Evidemment, il y aura quelques vies humaines sacrifiées: mais mieux vaut mourir que de subir l’infâme... Non mais !
Demain, il y aura la polenta à tamiser...
En bas, le mieux chauffé, car il est fragile, dans la pièce bureau que Clara lui a aménagée comme chambre et lieu d’étude, soigneusement allongé dans des draps immaculés, vêtu d’un élégant pyjama, SDP sourit: le Canard enchaîné se moque du Shah, dessiné sous forme d’un gros matou grincheux. Il va bien s’amuser, demain, Hussein, lorsqu’il lira l’article intitulé: «Le Shah et les souris.» S’amuser ? Oui, mais brièvement: c’est son destin qui va se sceller à la suite de ce jeu de mot, son destin et celui d’Anaïs. Le tyran n’a strictement aucun humour: après quelques cocasses essais diplomatiques, longs, ubuesques, aux multiples rebondissements.... et au bout du compte, infructueux... (il exige le renvoi du journaliste, sa mise en prison, puis, révisant à la baisse ses prétentions, seulement des excuses de la part du Directeur de l’hebdomadaire et quelqu’éloge en compensation, que, pour plus de sûreté, il a rédigé lui-même... il n’obtiendra évidemment rien: au contraire, les articles suivants ne laissent rien ignorer au public des comiques démêlées du «chat à la puissance deux», avec la presse étrangère)... Il finira par rompre toute relation avec la France et rappellera dans l’année ses étudiants. Anaïs quittera alors à jamais les siens... Et elle faillira y laisser sa vie, à vingt ans.
Inconsciente du sort qui l’attend, (voir le chapitre « Un thé avec un soupçon de choléra »), heureuse, celle-ci dort comme un bébé, sous la photo de son bien-aimé qu’elle a punaisée devant son lit, en pensant aux lions. Elle se voit en héroïne de Kessel, avec des fauves à ses pieds lui léchant les mains, sous l’œil étonné et séduit de sa nouvelle famille, un peu fruste, certes, mais (forcément) conquise par cette belle étrangère qu’ils se font honneur et joie d’accueillir comme belle-sœur et fille. Elle s’imagine dans les Bals à la Cour, adulée par quelques nobles, peut-être par le Shah. Mais elle est fidèle: elle aime Hussein, il n’y aura rien à faire, le Roi lui-même pourra toujours essayer, elle saura le remettre en place. Elle réfléchit, calcule comment elle pourra s’en sortir sans le blesser: elle n’aime pas humilier ceux qui l’aiment, surtout pas les Rois évidemment, bien que le cas ne se soit encore, par simple hasard, jamais présenté. Bah, elle trouvera bien un biais, le moment venu.
Demain, ce sera l’éternelle polenta. Elle n’en mangera pas: elle ne veut pas grossir, comme Clara. Ce n’est plus à la mode, maintenant.
Sophia s’est recouchée, avec Denis, geignant, dans les bras. Marc proteste, remue sa lourde charpente: il n’a plus de place.
— Merde.
Il va dormir au salon.
— Les enfants, quelle plaie…
Demain, c’est le jour de polenta. Pourvu que Maman pense au Parmesan. C’est tout de même meilleur que le gruyère.
Monsieur Salomon, au deuxième étage, rêve à sa prochaine annonce matrimoniale. Cette fois, il mentionnera son âge, enfin presque, et sa calvitie: tant pis, cela évitera leur fuite dès qu’«elles» l’aperçoivent. Elles seront averties. Evidemment, le risque, c’est de n’avoir plus que des laides. C’est à voir.
Monsieur Duchamp, lui, pense, comme toujours, à Clara. Si elle voulait... mais il n’y a guère d’espoir, de ce côté-là. Il l’imagine en tenue de nuit, voire, sans rien sur le corps: une poitrine, Jésus... Dire qu’elle est juste en bas, au dessous de lui, il suffirait de percer un trou dans le plancher... Il se repend aussitôt d’une si vile pensée. Et son mari, qu’en dirait-il ? L’ancien chef de bureau redouté de son personnel n’aimerait pas avoir à l’affronter, cet Italien costaud et mal embouché: un tel mari, pour une femme si cultivée, cela passe l’imagination. Enfin, il l’a devancé, il n’y peut rien. Il lui aurait fallu arriver plus tôt... C’est la vie. Un gentleman doit savoir s’incliner sans broncher. Sur ses bonnes résolutions, il essaie sans grande conviction de se masturber en pensant à Clara, n’y parvient pas et s’endort en souriant.
Demain, c’est jour de polenta. Un délice. Clara...
40 La fin de la Nuit
Léa médite: cela a du se passer ainsi, à peu de choses près. Le Hasard et la Nécessité. Des êtres différents, mais semblables aussi, se rencontrent: il y une fuite dans la toiture -et pas d’argent pour la faire réparer-. S’aiment. Unissent leurs humiliations et cicatrisent leurs plaies ensemble. Les gens qu’ils aiment ne s’aiment pas entre eux. Ceux-là même qu’ils aiment les ont dressés à cela. Ils se haïssent donc. (Par amour). Un immigré humilié se venge sur les enfants. Ils s’aiment encore, mais leur amour fait des victimes: une, deux, trois... Tous vont fuir et se taire, à jamais. Une jeune fille ambitieuse, romantique et naïve à la fois rêve dans son lit: elle n’en mourra pas, mais presque. Une autre, talentueuse, la plus douée peut-être, jalouse et héroïque à la fois, s’aigrit un peu: elle déploiera tout son talent dans des tâches familiales. Mère abusive, elle engendrera une autre mère abusive etc... Une troisième rate ses ambitions, de manière tellement éclatante que l’on pourrait croire qu’un malin génie lui a fait sans cesse un pied de nez afin de l’humilier: la plus bourgeoise se fait danseuse nue. Et elle construit des barrières infranchissables dans lesquelles elle s’enferme avec sa fille, avalée elle aussi comme un œuf gobé. Toutes s’éloignent les unes des autres, honteuses de leur médiocrité qui n’en est pas une, et envieuses de la gloire des autres, qui n’existe pas davantage sauf dans leur imagination: comédie humaine. Spectacle. Une troisième se bat seule et réussit, en dehors des normes sociales: elle est lesbienne. Ce sera la plus équilibrée. Un grand fils dorloté délaisse ses enfants: il ne peut pas, il ne sait pas, il boit un peu, sans doute, ou il n’est pas très malin. Une jeune femme abandonnée et accablée serre les dents, sourit, séduit, en apparence insensible aux aléas... et consent à en envoyer deux «chez des paysans» où ils mourront de faim.
La haine couve. Personne n’en dit mot pendant dix, vingt ans. L’aînée fera de même, laissant mourir son fils par indifférence: c’est celle qui fut aimée cependant. Sa fille suivra sa trace. Coupé de tous, les dernières victimes «tourneront mal», comme l’on dit. Une femme, épuisée d’avoir tant combattu, aimée cependant, s’éteint petit à petit dans une apparente indifférence générale: tous sont loin. C’est la vie. Un amoureux se suicide. Ce n’est pas Roméo: il a cinquante-cinq ans, du ventre, parle malaisément, pose son mouchoir sur la table, rote et boit. Violent, peut-être. Grossier et agresseur, sans doute. Blessé, sûrement. Mais amoureux tout de même. C’est Roméo malgré tout. Il est déchiré, au sens réel du terme puisqu’il sera coupé en deux par un train. Dans l’indifférence générale aussi. Le dernier, empêché d’être malgré ses dons, peut-être bâtard, commence tout: études, travaux, articles, carrière.... avec conscience et une nonchalante ferveur... et ne finit rien. Il se laisse emporter comme la plume au vent. Il ne veut pas, il ne sait pas. Il n’a jamais la bonne casquette.
Une ressemblance inattendue avec un jeune héros Cévenol qu’il ignorera toujours: le voilà enlevé par une belle méridionale désespérée par la mort de son fiancé. Le regard de la famille, aussi, surtout: elle n’est pas à la hauteur, lui dit-on sans les mots, sans jamais les mots, elle n’est pas cultivée, elle ignore le piano et Verdi, connaît à peine Goethe. Elle est trop simple pour le neveu de Lise Daurey, pour le fils de Clara... Et, sans que rien ne soit jamais dit, car rien, jamais, n’est dit, elle repart aussitôt dans le Midi où l’on l’aime telle qu’elle est, -et elle est aimable en effet telle qu’elle est-, enceinte de Léa, entraînant son mari. Ils perdent ainsi le dernier, le plus aimé des enfants, celui qui «méritait mieux». L’amour même les à conduits, sans qu’ils le veuillent peut-être, à le faire fuir à la suite de sa femme. Comme tous. Il ne peut vivre sans elle: il est incomplet... Mais il peut vivre sans eux. Du moins, il essaiera, sans trop y parvenir. Il ne sait que faire: la mine ? Il effectuera six ans, en effet, de ce travail «si pénible qu’il était autrefois réservé aux galériens, mon cher Jérôme, c’est horrible». Sa Communiste de jeune femme est snob: elle ne veut pas d’un mari notaire ou avocat. Elle ne serait pas à son rang: déjà, elle ne l’est pas, on le lui a bien laissé entendre. Et elle l’a cru. Alors là... (Une merveille, vous dis-je). C’est la dégringolade, pour sa famille. La rupture, aussi: tous sont ainsi. Il s’épuise: il n’a toujours pas la casquette, mais pour le coup, c’est sans doute exact. «On ne se fait pas putain (ou mineur) comme on se fait nonne», en effet. Qu’est-ce qui est pire: danser nue ou travailler à la mine ? Pour les Delage, sans doute, être ouvrier, mais à peine. Silence: on frime.
Il lui faut un enfant, aussi, au moins un: sa femme dit que c’est obligatoire. Ils en ont donc un. Une, plutôt. Cela n’a aucune importance. Un gros bébé joufflu qui a failli coûter la vie à sa mère, toujours mal remise, devant lequel tous s’extasient. Une merveille. Tiens tiens... Cet enfant appartient depuis sa naissance à Mélanie, aux Brémond. Clara même ne la verra jamais. Il n’est que le géniteur. Tous béent devant elle. Elle sait lire à trois ans. Elle aurait appris seule. Un génie, en somme. N’importe quoi. Elle va devenir un singe savant. Tiens, cela rappelle quelqu’un. Et lui que son père a refusé de l’embrasser la seule fois qu’il l’a vu. Lui le bâtard. Et Guiseppe qui...
Tous, ici, la contemplent. Elle trouve cela normal. Mais il l’aime, à sa façon: c’est obligatoire, lui a dit sa femme. Il le faut, il le doit. Il fait toujours ce qu’il faut et ce qu’il doit sans discuter. Même s’il n’a pas la casquette, et là, vraiment, il ne l’a pas. Dieu et la concierge veillent. Il la lave, avec ces savons de l’après guerre, à base d’acide: nickel chrome.
— Ca pique.
—Tais-toi et ne bouge pas.
C’est ennuyeux, un enfant, surtout intelligent, il paraît que celle-ci l’est, enfin ils le disent... Cela parle, cela juge, cela observe tout, mine de rien, de son petit air ironique: il ne la donc voit pas. Il ne veut pas, ne peut pas la voir. L’enfant, un singe savant en effet, essaie de le transformer en père, ou du moins qu’il s’aperçoive de sa présence: en vain. C’est même plutôt pire. Il ne veut pas la voir, vous dis-je. Pourquoi veut-elle être vue ?
Et puis elle grandit: et... mais oui, Manon a raison, c’est à Tantie qu’elle ressemble, et à Anaïs. Même qu’elle chante. Sans rien savoir, en effet, elle chante. Nous y voilà. Tantie ! La diva. Et Anaïs. Cet air de défi. Cette ironie. Elle a tout cumulé, la garce: la hauteur de Floria, -elle se prend vraiment pour un Génie, à force qu’ils le lui aient corné-, l’autoritarisme de Tosca (et tous les Brémond qui fondent), la légèreté d’Anaïs et sa naïveté: sa vacherie parfois, aussi. Elle a tout pour plaire. Elle est là, devant lui: une résurrection. Elle est capable d’entraîner sa mère. Il ne la supporte pas: l’image qu’il voit d’elle, une image néfaste, faite de ces trois femmes du passé superposées, dans ce qu’elles ont de plus funestes, qu’elle ignore, le détruit, même si elle est en partie fictive, et justement à cause de cela.
Elle ne peut s’en défendre: comment lutter contre un ou plutôt trois fantômes que l’on incarne sans les connaître? Il semble qu’il ait eu besoin de haïr: mais pas le bon objet. Sa longanimité extérieure est contrebalancée et rendue possible par son indifférence ou sa cruauté à l’intérieur de la famille, portes fermées. Le mythe que FG est devenue accentue la souffrance de son père mais l’en libère aussi: elle n’est que sa fille après tout. On doit obéissance à son père. Il va se venger. Lui aussi. Elle ne le sait pas, au début. Lui ne le saura jamais. Elle essaie de s’y adapter... Pour lui obéir, elle devient en effet hautaine, légère, dure: il lui a imposé d’être ce qui va le blesser, lui. Agnus dei. Mais le rôle est trop difficile: elle n’a pas le choix, elle doit le refuser. Tant mieux. Ce n’est pas sa raison qui la guide, c’est une réaction de son être tout entier, sans que jamais les mots ne soient dits, car rien jamais n’est dit. Un instinct. Son côté Brémond, peut-être. Les personnages qu’elle se forçait à endosser docilement détruisent et la détruisent, fantômes d’un passé qui n’était même pas sien. Dans la distribution, il lui a attribué une triple rôle, haïssable: lorsqu’elle l’a joué, il l’a haïe. Forcément: le personnage était là pour cela. Mais lorsque, révoltée, elle l’a refusé, il l’exécra plus encore: forcément, elle désobéissait. Elle n’en faisait qu’à sa tête, au sens strict du terme. Elle n’avait pas le choix: de toutes manières, elle était haïe. Figuration. Toujours... Jusqu'à, non pas le lui dire, car il ne sait pas parler, il ne sait même pas qu’il la hait ni pourquoi, ni elle, au début, mais le lui montrer. Clairement, par cette agression. Retour à la case départ. Voilà, Hercule.
Elle a cherché. Trouvé ? Peut-être. Au bout du périple, c’est la fin de la nuit et du ressentiment... Et aussi, l’amour, on emploie ce mot faute de mieux, pour ces quasi étrangers qui sont sa famille pourtant. L’amour pour cette Grand-mère qu’elle ne connut pas, et à laquelle elle en a voulu, sans le formuler ni même le sentir ouvertement, de ne jamais avoir cherché à la voir pendant cinq ans: une petite-fille, tout de même, fût-elle la quatrième. Rien. Pas même une lettre. Ce n’était pas la faute de Clara, au contraire: c’était le résultat de son sacrifice. Elle s’est crue «venue d’ailleurs», laissée ailleurs, implantée ailleurs. Elle le fut. Sans père ou de père inconnu. Elle le fut, puisqu’elle ne le connaissait pas. Comme lui, exactement, qui était peut-être bâtard. Il en pleure encore.
-- Je ne suis pas là. J’ai l’air d’y être, mais je n’y suis pas. Et prend garde de ne jamais montrer que tu me vois, sinon gare à toi. Je ne suis pas ton père. Mais je le suis tout de même: tu dois être ce que je veux que tu sois. C’est la vie. Tout est dit.»
A-t-elle à son tour infligé cette peine à d’autres, à ses enfants ? Peut-être. En partie. Cette histoire n’est qu’un épisode. La suite est infinie... Léa semble avoir enfin compris. Trop tard ? Ce n’est pas sûr... Puisqu’elle les aime enfin, ces inconnus dont elle est issue. Comme l’on aime des personnages lointains, des figures de romans, intéressantes, émouvantes et belles, que l’on cherche parfois à copier, sans s’en rendre compte.
Les aimer tous ensemble est difficile, presqu’une gageure: ils se déchirent. Elle est donc déchirée elle-même. La part d’elle qui aime Guiseppe et Clara ne peut aimer Anaïs et Floria. La part d’elle qui aime sa mère ne peut les aimer tous, sauf Floria. C’est donc la voie, la plus simple, qu’elle privilégie en principe. La part d’elle qui aime son père ne peut aimer sa mère... C’est bien là le plus curieux. Son histoire comporte des similitudes étonnantes avec celle d’Anaïs, la tragédie et le snobisme en moins, Anaïs dont elle avait cependant à peine entendu parler: un amour exotique, terminé par un violent rejet par la famille de l’amoureux. Et aussi, avec celle de Floria, l’intellectuelle lesbienne rugueuse, la courageuse souvent honnie, celle qui osait dire, parler, écrire même: c’est presque la seule, ou du moins la première, qui lui a donné les pistes qu’ensuite elle suivit patiemment, celle qui lui a permis de démêler l’écheveau, lui offrant le premier fil. Merci. Et, même avec Manon, pendant sa brève période de femme au foyer, son histoire comporte quelques points communs. Une petite souris mère abusive.
Mais comment peut-on copier ceux que l’on n’a jamais vus, ceux dont on a à peine entendu parler ? Y a-t-il dans l’être intime de la personne quelque chose qui lui fasse comprendre ou sentir, sans les mots, ceux dont il est issu, et qui le pousse à agir de même sans qu’il ne s’en rende compte, comme une machine programmée? C’est sans doute la reproduction des situations qui est ici en jeu, plus qu’un improbable mais pas tout à fait impossible (?) «inconscient collectif» : Jérôme, bien qu’il ne l’ait jamais connu et quoiqu’il en dise, ressemblait à son présumé père, Luc -qu’il l’ait été ou nom, ici, importe peu-. Que sa femme, en dépit d’éclatantes différences de surface, eût quelques traits de Clara ; et sa fille, d’Anaïs et de ses autres soeurs est donc logique. Léa sourit. Antigone et Odette de Crécy. Oui, et cependant ! C’est presque trop beau. -Elle repense à Nathan, son mari enfui.-
Elle en prend conscience à la fin de cette longue plongée parmi les siens: elle est un trait d’union, une révélatrice de la similitude inattendue entre ces deux lignées antagonistes dont elle est issue: son histoire synthétise d’une manière parfaite celle d’IMA et celle d’Anaïs, deux personnalités que l’on croirait crées exactement à l’opposé par quelque auteur dramatique en veine de contraste. On croirait un scénario construit à partir de deux autres. Comme IMA, elle a épousé un fils unique adulé nanti de cinq soeurs (oui: cinq !) rejetantes et minaudières ; mais, comme celui d’Anaïs, son mari fut un Oriental bourgeois englué dans une famille Intégriste pour laquelle elle n’était qu’une goy. Et comme sa tante, elle divorça malgré l’amour fou qu’ils se vouaient... et Nathan, comme Hussein, se consolera immédiatement... Comme celui-ci, il regrette infiniment sa première femme: une très belle lettre, reçue juste au moment de l’écriture de ce texte, l’atteste.
Mais Jérôme ne l’a jamais connu, ce père: alors, cette ressemblance d’attitude, chez lui, d’où provenait-elle ? En creux, de Clara ; Clara, Léa le sent fortement, est le personnage central de toute l’histoire, Clara qui avait choisi Luc, puis d’autres ensuite: il devait y avoir une raison à ces choix: elle. De Clara et de Guiseppe, peut-être. Ou d’un troisième (ou des troisièmes ex aequo ) larron, situé entre Luc et Guiseppe, inconnu à jamais. De Guiseppe le parâtre, en tant que mari de Clara... Demeure le mystère de cette femme, peut-être gitane, voyante, logeuse, chanteuse, demi - mondaine, qui sait... A sa façon, sans doute éduqua-t-elle «bien» ses enfants, du moins, le mieux qu’il lui était possible, selon sa situation et en fonction de ses critères. Léa l’admire et la plaint aussi infiniment... L’histoire pourrait se réécrire de tous les côtés.
SDP, l’enfant aimé placé devant des situations pathétiques qu’il ne voulut pas voir, ensuite devint absent à tout, absent à la vie, absent à son travail, absent à son enfant, absent en amour aussi ; puis violent.
Manon, la «petite» sacrifiée à l’ambition de ses soeurs, y consentit par amour pour Clara, et se changea en un énorme hameçon ferrant ferme tout ceux qui passaient à porté de sa ligne.
Lisette, pétrie d’espoirs, s’épuisa en une vaine quête de gloire qui la brisa ironiquement.
Anaïs faillit mourir d’amour, mais pas de la manière dont on meurt en principe dans les romans roses.
Sophia, l’enfant abandonnée, la «fille» aimante de Clara, se mésallia en croyant faire un beau mariage et dut ensuite délaisser ses enfants: son aînée en fera autant, puis sa petite-fille...
Chacun ou presque, si on regarde l’histoire de son côté, a ses raisons et des excuses pour avoir agi comme il l’a fait: c’est le roman personnel qu’ils se relatent intérieurement, plus ou moins finement, semblable et différent à la fois. Vies sacrifiées, perdues, peut-être à cause de l’ambition de Clara, perdues en voulant justement les sauver du fatum... Ruptures de tous avec tous: le regard de chacun est insupportable à chacun.
Et cependant, elle est surtout Brémond, Cévenole, du moins elle le voudrait bien: et puis, c’est tellement reposant. Les enfants sont toujours du côté de ceux qui les ont aimés, de ceux qui ont été là, présents, même si l’injustice préside à cette situation. Les absents ont toujours tort: pour une fois, le proverbe est exact. Un curieux mélange, en Léa, parfois, détonne. Elle est, comme Guiseppe, auquel elle ne parvient pas à en vouloir, même si c’est par lui que tout a commencé, (une agression sexuelle), une «métèque», une sang-mêlé. Mal à l’aise partout, à peine tolérée, et, paradoxalement, à l’aise n’importe où. Elle connaît les ficelles: elle a vu les choses de deux côtés, aimé de deux côtés, haï de deux côtés, -car elle fut détestée, ô combien!- senti de deux côtés. Elle est sur une frontière. A cheval. Une folle en puissance? «Celui qui peut aimer de deux façons, penser de deux manières est un fou en puissance.» (Laurence d’Arabie.) Folle ? Non. Mais seule, oui.
Comprendre ? Mais ensuite, il faut vivre avec son histoire. Et en faire quelque chose: pour soi, pour d’autres. Afin de passer outre, de pardonner peut-être. Mais pour cela, encore faut-il ne pas être trop malheureux. C’est donc un devoir de faire. D’être. Tout ce qui est s’est passé en grande partie en dehors de nous. Nous sommes comme une pierre qui, lancée, s’imagine agir (et surtout que les autres agissent) de son propre chef. Léa rit: Spinoza avait contracté tout cela en ces quelques mots désabusés. A présent, elle comprend dans son être profond ce qu’il voulait dire, excommunié à la fois par les Juifs dont il était issu et par les Catholiques qui n’en voulaient pas davantage. (Lui non plus, du reste). Lui aussi était sur une frontière, et une frontière mouvante, qui ne le portait pas. Cela ne rend pas heureux, certes, mais réfléchi, sans doute. Et parfois, plus à même de comprendre les autres.
Plus de haine... A condition que son regard ne recommence pas. Image d’Epinal, pour faire joli. Image fausses: elle n’a pas encore le courage de l’affronter. Elle le fuit. Lui aussi. Il a honte ? Peut-être: elle aussi. Ce geste monstrueux les a tous deux soudés, plus que l’amour... et définitivement éloignés aussi... comme ses soeurs, sans doute, se détournèrent de leur mère et de Guiseppe, puis, les unes des autres, et bannirent leurs neveux et parfois même leurs enfants. La honte se transmet. L’aura-t-elle jamais un jour, ce courage ? Il lui faudra mettre des lunettes: cela protège du soleil et surtout du regard des autres. Pardonner la libérerait, s’il le lui demandait. Mais comment le pourrait-il si elle n’ose le voir et lui rappeler son geste? Et lui de même ? L’a-t-il oublié ? Non: son regard le lui dit. Mais il fait comme si elle l’avait oublié. Il ne demande rien. Peut-on pardonner si l’autre est absent ? Ou s’il fait comme si de rien n’était ? N’est-ce pas là une offense réitérée, même si l’esquive provient (peut-être) de la honte ? Pardonner, n’est-ce pas alors encourager, devenir complice ? Léa a encore peur de lui. Et lui a peur d’elle: sa fille, et elle seule, porte en elle, et devant lui, l’image de sa déréliction, de ce qu’il fut durant ce cauchemar d’un soir d’hiver, un quart d’heure seulement. L’image biblique du pardon, celle d’un coupable qui, prenant soudain conscience de ce qu’il a commis, s’abaisse devant sa victime, qui consent alors (ils s’embrassent et tout est dit)... est un conte. En général, il a honte et fuit. (Honte ou peur: car la sanction est à la clé). Et il la disqualifie aussi: c’est une folle. La victime est donc seule avec son ressentiment. Isolée, elle ne sait plus, se tait: tout se brouille. Est-ce vrai, est-ce possible, n’a-t-elle pas rêvé ? C’est peut-être le but. Parfois, elle le recherche, dans le vague espoir qu’il lui expliquera, lui demandera de lui pardonner. Mais il esquive toujours. Débrouille-toi avec ta haine.
-- On ne va pas ressasser de vieilles histoires», comme dit Evelyne le jour où, pour Léa parle pour la première fois. Alors ? Peut-on pardonner tout seul, à vide ? Puis, oublier, ou presque ? Si l’on parvient à comprendre et ensuite à dépasser la situation, à être heureux, peut-être. Ce fut le but de Léa, pas totalement atteint. Dans quelque temps ? Sans doute.
Epilogue
SDP mourut sans que jamais rien n’ait été dit.
Léa tenta ensuite de parler à Jacques, son cousin Brémond, (cévenol) celui dont elle était la plus proche: une lettre d’insulte s’ensuivit aussitôt, écrite par sa femme Mireille: même la signature «Jacques» est visiblement de la main de la scriptrice. (Mireille dont la sœur et sans doute elle-même ont subi une agression sexuelle de la part de son père et qui refuse, et avec quelle violence, que l’on parle de «ça»… au même titre que les nouveaux riches ne supportent parfois pas les pauvres dont ils sont issus.) Léa n’a pas cherché à vérifier : il n’est pas exclu que Jacques ne soit au courant de rien, que la lettre ait été seulement de Mireille. C’est le risque, lorsque l’on parle. A la haine qu’elle a suscitée en parlant, se superpose le désir de Mireille, déjà ancien, de la couper de son cousin, peut-être par jalousie mais plus vraisemblablement parce qu’elle a une relation avec un autre homme que connaît -par hasard- Léa. Elle redoute que celle-ci lui parle et a tout mis en œuvre pour isoler Léa, et de sa tante (Nadine, qui est aussi la belle-mère de Mireille), et de son cousin. Jacques fait partie de la branche bourgeoise des Brémond, Mireille est issue du prolétariat Portugais. C’est un couple en apparence uni. Mireille s’occupe de sa belle-mère avec gentillesse et même ferveur. (Ne serait-ce que pour cette raison, Léa n’aurait jamais rien dit à son cousin. De toutes manières, l’histoire est un secret de polichinelle qu’il est le seul à ignorer…)
Peu de temps après l’écriture de ce texte, elle a rencontré Erdal, un jeune maçon Kurde qui ne parlait pas Français -elle apprit alors quelques mots de Turc- avec lequel elle vécut brièvement une folle passion, qui refusa la rupture et voulut se suicider pour elle. No coment.
Elle est divorcée et vit de la location de chambres dans la vaste demeure dont elle a hérité et d’un mi temps de professeur de Philosophie. Puis elle fonda une maison d’édition, « Paroles de femmes ». C’est moi, qui parle ouvertement pour la première fois depuis 43 ans. Les psy ne m’ont pas aidée, mais au contraire ont tout embrouillé par leur esprit cul béni, leur jargon, leurs «quelque part », leur « vécu » et leur complexe d’Œdipe et autres foutaises. L’écriture, si. Les lettres de Gustau, si. L’édition, également. L’amour des autres devant la personne que je suis devenue, aussi.
Table des matières
Une chanson douce
ou un si beau père
1 Un homme venu d’ailleurs
2 Le Prince et la souris
3 Initiation
4 L’objet de désirs contraires
5 Le Pied
6 Guérie mais pas trop
7 La souris, l’étoile et le Traviata
8 Reproductions
Lettre d’une prison intérieure
9 Les sigles et les syntagmes
10 Marc ou BB et ses enfants
11 La partie de Billard
12 Michèle
13 Le pendule oscillant: de si beaux monstres
14 Floria, la femme de côté
15 Gilberte et Floria
16 Lisette, du caf’conc’ au Lion’s club
17 Du vaudeville à la tragédie: une famille d’acteurs
18 Anaïs, Hussein et quelques autres
19 L’agression
20 Le portrait de Clara
21 Le Shah et la souris, la fuite en Iran
22 Agressions (2)
23 La pute de tes parents
24 L’argent et la honte
25 Monde et demi - Monde
26 L’enfance d’un fou
27 Le dernier homme
28 Antigone et Odette de Crécy
29 Honte et misère
30 Roberte
31 Remake
32 Viol et haine: une absence de son
33 Un bluffeur qui se piège lui - même
34 La femme à abattre
35 Demi - mondain
36 Un thé Iranien, avec un soupçon de choléra
37 Manon, la petite
38 Festen
39 Conclusion de l’enquête et vue d’ensemble
40 La fin de la Nuit
Jean-Baptiste Delage+ Lise Grange Daurey
Danièle, Alberte, Luc Delage+ Clara Daurey Lise Daurey
O O O (Tosca)
Marc+ Sophia, Floria+ Gilberte, Lisette+ Pierre, Anaïs+ Hussein, Manon+Eric, Jérôme+ Léona
O
Bailli+ ?
Marc + Sophia, Roberte
Marthe+Luis Antoine+ Tania Michèle+Coco David + sœur de Tania
Marthe + Luis
Virginie+Michel Catherine + ? + ?+ ? Laure+Gérard
Marie Alain, David, Régis Alexandre
Antoine+Tania Berthier
Anna+N’krouma, Pascal+ ?
O
Michèle+Coco
Pierre + ?
x ?
Denis+ soeur de Tania Berthier
X, Y.
Lisette + Pierre
Marie-Line
O
Anaïs+Hussein
Régis+Colette Baptiste+Ariane
X,Y. Z,K
Manon+Eric
Eric+ ? Jacky+Monette Evelyne+Laurent
X, Y Géraldine Frédéric Mickaël
Jérôme+Léona
Léa+Nathan
Maï-linh Frédéri
Brémond-Boissier
Mélanie Boissier (+Marius Brémond) Denise Boissier (Tante José)
Léona (+Jérôme Delage) Matthieu (+Nadine) O
Léa +Nathan Jacques+Ginette
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