Le carbonifère
Le bassin sédimentaire s’enfonce de plus en plus sous le poids des sédiments, la pression et la température augmentent en profondeur et c’est la transformation : la cellulose du bois devient d’abord acides humiques, ce sont les tourbières ; puis, vient le carbone élémentaire, plus ou moins concentré (lignites, charbon) ; les bitumes et enfin les hydrocarbures liquides (pétrole) ou gazeux (méthane)… Très souvent, plusieurs produits d’âges différents coexistent ou voisinent en même temps vers la surface. Au cours de ce processus très long, ce sont les charbons les plus anciens qui ont acquis la teneur en carbone la plus élevée (90 à 95 %) donc le pouvoir calorifique le plus important.
Le Carbonifère* (« créateur de charbon ») il y a 360 à 290 millions d’années est l’ère de la genèse du charbon sous forme houille mais des quantités moindres ont continué à se former à toutes les époques qui ont suivi, parfois d’excellente qualités, dans les pays chauds (au Mexique par exemple.) Les accumulations végétales de l’ère tertiaire* (il y a moins de 65 millions d’années) produisent souvent des lignites moins évolués qui contiennent beaucoup de matières volatiles et des résidus ligneux (de bois). Les accumulations « récentes » (il y a 10 000 ans jusqu’à nos jours) donnent les tourbes, très riches en débris fibreux, qui ne contiennent pas ou peu de carbone élémentaire (mais la tourbe brûle néanmoins bien et son extraction est relativement aisée). Les tourbières nombreuses en Irlande sont des sols marécageux permanents, « jeunes », où se sont accumulés non pas des résidus de forêts, mais des mousses, lichens et herbes, insuffisamment décomposées. Elles ont la particularité de conserver parfaitement les corps humains.
Résumé :
Le charbon provient donc de ces forêts denses qui, il y a 300 millions d’années, juste après que le climat de nos régions ait été quasi tropical et lacustre donc propice au développement d’une luxuriante végétation, furent enfouies et comprimées par les mouvements de terrain. Dans nos régions, c’est le plissement hercynien** qui, en créant nos montagnes, fit s’effondrer les terres et créa les « bassins » envahis par l’eau. Peut-être parce que les bactéries nécessaires à sa totale décomposition n’existaient pas alors et aussi parce qu’il était particulièrement résistant et ligneux, ce bois a en quelque sorte survécu sous forme de fossile, donnant charbon et hydrocarbures.
Le lignite, la « roche du diable »
C’est donc une roche sédimentaire « jeune » créée il y a de 145 à 60 millions d’années seulement, au Crétacé* (du latin craie) : son nom latin, « lignum », signifiant « bois » et le suffixe « ite » s’appliquant à une roche, « lignite » pourrait se traduire par « roche de bois». C’est un intermédiaire entre la tourbe et la houille. On le trouve souvent à proximité du bitume. Composé de 50 à 60 % de carbone, il est utilisé pour le chauffage ou pour produire de l'électricité. A l'état naturel il contient un grand pourcentage d'eau (50%) ce qui le rend instable : il s'auto-enflamme facilement. Pour réduire sa teneur en eau à environ 11%, on doit donc le broyer et le sécher. Au deçà, les risques d’explosion sont trop importants. C’est un carburant peu rentable, délicat à l’extraction, au transport et au raffinage et destructeur de l’environnement : son utilisation reste confinée aux alentours immédiats des exploitations… Ce qui n’empêche nullement sa dangerosité. Les mines de Célas exploitèrent le lignite (et de manière catastrophique). Et aussi l’asphalte, plus intéressante.
Et la « star » de Servas, l’asphalte
Cet hydrocarbure très ancien fit la richesse du Languedoc et particulièrement de notre région où il gît en plusieurs endroits : Barjac, Saint Jean de Maruéjols-Avéjan, Servas-Célas… ainsi que vers Béziers, à Gabian [le pétrole fut du reste longtemps appelé «huile de Gabian ».] On en trouve aussi en Alsace, où se trouvait le plus vieux puits d’Europe, ouvert au dix huitième siècle et tari en 1964, ainsi que dans l’Ain.
«Asphalte » vient d’un mot chaldéen qui signifie «bitume» (la Chaldée est la région où se trouve l’Irak actuel ainsi appelée au dixième siècle avant JC.) Le nom est ambigène (masculin ou féminin). On appelle asphalte tout bitume solide piégé en proportions variables dans d’autres roches. C’est donc un composé de bitume et d’autres matières. Il arrive (à Servas et dans la région, justement) que lors de grandes chaleurs, le bitume «pur », semi liquide suinte naturellement.
Des frères triplés
Pétroles et bitumes (ainsi que le naphte, leur intermédiaire) très proches les uns des autres mais de consistance différente et rarement purs se modifient selon la température, passant de l’un à l’autre ; ils changent alors d’appellation : « traité de chimie de Thénard » 1838 (notons que certains des termes employés ne sont plus usités de nos jours) :
« Du plus solide au plus liquide, on a : (…) Le Bitume asphalte, noir, solide, sec, qui ne répand d'odeur qu'en le chauffant ; il brûle facilement ; un autre bitume qui a l'aspect, la mollesse et l'élasticité du caoutchouc, parfois mou, parfois plus consistant : on l’appelle le bitume élastique. Il se trouve près des mines de houille. (Note : c’est celui dont il va être question à Célas) ; et la naphte, très fluide, transparente, malodorante et combustible au point de s’embraser par la seule présence d'un corps enflammé à distance (note : c’est du pétrole brut). Les vapeurs inflammables que l’on trouve en Perse par exemple indiquent sa présence en grandes quantités et à faible profondeur. Asphalte, bitume et naphte se rencontrent (…) ensemble dans la nature (note : ainsi que le charbon). Le composé prend différents noms selon qu’il contient plus ou moins de ces corps (ou d’autres), ce qui change sa consistance. Lorsque le naphte prédomine, il est fluide et on l'appelle pétrole ; lorsque c’est l’asphalte qui est en plus grande proportion, il est visqueux et on l’appelle pissasphalte. Chauffé, le pissaphalte devient asphalte ou bitume et pétrole… »
A Servas, l’asphalte existait à l’état naturel, piégé dans des roches de calcaires silicieux. On l’obtient actuellement par distillation industrielle du pétrole. En fait, c’est le pétrole d’Auzon (car il y a du pétrole à Auzon !) qui, charrié par des ruisseaux et spontanément distillé, pénètre la roche calcaire et devient asphalte. C’est une roche calcaire, tendre, contenant 16 à 20 % de bitume, extraite de mines ou de carrières. [Des exploitations de calcaires ou de grès asphaltiques se développèrent en Suisse dès 1789 mais les produits auraient été de mauvaise qualité et les mines furent abandonnées en 1867.] Broyé et pétri avec du sable chauffé à 250 °C, il sert à l'étanchéité des toitures. Les asphaltes actuellement issus du raffinage des hydrocarbures sont utilisés, mélangés à du calcaire pulvérisé (la chaux éteinte) afin d’améliorer leur résistance, pour les revêtements routiers. L'asphalte surchauffé à 500 °C produit des matériaux d'isolation : la réaction libère le soufre (toxique) qu’il contient.
Ce mélange constitue un matériau « fermé », c'est à dire qui ne comporte aucun vide. Le produit est noir ou gris bleu, quasi imperméable, comparable à du mortier mais très léger. Sa consistance à température ambiante va du solide au pâteux puis au liquide ; chauffé à cent degré, il devient fluide et peut être versé et étalé.
L’ancêtre du napalm
A l’état naturel, ainsi qu’en témoigne l’origine du mot, l'asphalte était déjà utilisé dans la plus haute antiquité. L’exposition « de Babylone au pont de Millau » retrace l’aventure de ce matériau extraordinaire (ciment, isolant, colle)… qui sert à peu près à tout sauf à être mangé, et encore… En Judée (actuellement Israël), la mer morte était appelée lac Asphaltide tant elle en était saturée. La substance, d’une odeur caractéristique lorsqu’on la chauffe, s’enflamme aisément en se liquéfiant à cause du soufre qu’elle contient : il est probable qu’au 10ème siècle, l’arme secrète des babyloniens qui sauva des russes, qu’on appelait le feu grégeois (l’ancêtre du napalm et de la poudre à canon) ce « feu qui brûlait même sur l’eau »… était obtenue à partir de l’asphalte. On projetait le produit et on en enduisait la pointe des flèches pour incendier l’ennemi, y compris sur l’eau. Ce feu que l’eau n’éteignait pas terrorisa les russes qui décampèrent aussitôt.
A la surface de la mer Morte, au lieu où étaient autrefois les villes de Sodome et Gomorrhe, il s’élève et surnage du fond des eaux en masses compactes ou huileuses que l’on recueille… tout comme aux Fumades, en Languedoc ! Baume, aromates, naphte, sel corrosif, soufre et asphalte, le lac Asphaltide fut longtemps renommé et il l’est toujours.
[Note : Mais cette mer fermée ne comporte aucun poisson et son eau, en apparence limpide, est si chargée de sel et d’asphalte que les corps ne peuvent y couler : c’est l’endroit idéal pour apprendre à nager, mais on ne peut y rester longtemps immergé. Cette composition toxique est cependant réputée pour guérir les rhumatismes, et ses boues, exportées, sont vendues partout en pharmacie à prix d’or. Observons aussi que le terrain de ses berges était si asphalté (et même saturé de naphte), qu’un sel corrosif soufré apparaissait dès que l’on creusait. Ainsi peut s’expliquer l’embrasement des villes dont parle la Bible, quel qu’en ait été les causes : le naphte est bien l’ancêtre du napalm. « Il y avait beaucoup de bitume dans la vallée… et les rois de Sodome et de Gomorrhe … (et les habitants)… en fuite, arrivant en ces endroits… (brûlèrent)…» De plus, les pétrifications s’y faisant avec une rapidité surprenante, la « transformation » de la femme de Loth ou de quiconque en statue de « sel » (en fait, d’asphalte silicieux ?) qu’elle ait été véritable ou le fruit d’une mystification, est plausible…]
De la mer Morte aux Fumades
D’abord mou, visqueux, tenace, le bitume s’épaissit avec le temps et devient très dur : les arabes s’en servaient à l’état liquide pour caréner leurs bateaux ; les indiens, pour fabriquer des vernis ; les chinois, pour les feux d’artifice lacustres ; les babyloniens, pour cimenter leurs remparts, étanchéifier les bassins ou comme on vient de le voir, comme arme ; les égyptiens, en le mélangeant à l’aloès, pour embaumer les momies populaires … et, selon la Bible, pour calfater des berceaux de joncs tressés, appelés à présent Moïses !!! Moïse, du nom de celui qui bébé aurait été sauvé des eaux grâce à un panier étanche confectionné par sa mère selon les recommandations divines… qui vogua au fil du Nil jusqu’à ce qu’une princesse le recueillît. L’asphalte fut utilisé partout dans le monde : plus près de nous, en 1743, le principal bassin du jardin de Versailles fut ainsi restauré.
On l’extrait par des mines ou à même le sol car une de ses particularités (comme celle de tous les hydrocarbures) est de remonter à la surface, (on dit qu’il s’infiltre « per ascensum »), imprégnant au fur et à mesure les couches rocheuses. A Servas, c’est entre des pierres à chaux que le bitume filtré et piégé remontait. Ces gisements d'asphalte (qui sont en fait des efflorescences de pétrole brut comme nous le verrons, infiltré per ascensum au travers de terrains calcaires) forment un mastic impénétrable à l’eau et très résistant. On les associait à la poix, une résine d’arbres particuliers. De fait, on s’en servait en bijouterie pour coller solidement les pierres serties sur des montures ! Dès le dix huitième siècle, ils furent exploités pour l'armée (graissage des essieux de canon), l’éclairage des rues (après l’invention de lampes montées sur réverbères appelées depuis Quinquet, du nom de l’inventeur)… puis vers les années 1820, ils servirent à revêtir les trottoirs des grandes villes, Paris, Londres… Après 1900, la création d’un réseau routier de plus en plus important en raison du développement de l'automobile lui valut un immense essor encore pérenne.
Les sources miraculeuses
Comme dans la mer Morte, il s’élève parfois à la surface de fontaines sous forme d’une huile rouge ou noire que l’on peut écumer. Notons que les gisements d’asphalte furent souvent détectés par ces sources à l’odeur caractéristique qui laissaient surnager un produit visqueux concentrant les vertus curatives de l’eau : on s’y baignait (pour les maladies de peau), on la buvait (pour les maladies digestives, les ulcères…) et pour la goutte, rhumatismes, sciatiques… on suspendait près du lit des malades, sous de petits chaudrons de braises, une écumoire ou « moine » sur laquelle dégoûtait l’extrait huileux pur : la sueur qui s’ensuivait dans la partie malade apaisait les douleurs et diminuait les enflures… Ces sources soufrées aux propriétés remarquables, comme celles des Fumades (dont une résurgence sourd à Servas même) proviennent des sols schisteux et bitumeux riches en sulfate de chaux, délayés par l’eau qui se charge alors de ces matières. La réaction du sulfate de chaux avec le bitume produit l'acide sulfhydrique malodorant (il sent l’œuf pourri) dit aussi «hydrogène sulfuré» ou «sulfure d’hydrogène», de formule H2S [à ne pas confondre avec l’acide sulfurique, H2 SO4]… principe curatif efficace de ces eaux… mais toxique à certaines doses. Ces sources sulfureuses accidentelles, d'une transparence limpide laissent échapper de grosses bulles de ce gaz, et lorsqu’elles stagnent dans des réservoirs, une substance blanchâtre, filamenteuse ainsi que du sel se déposent au fond, tandis qu’à leur surface on peut observer les traînées irisées du bitume surnageant. Leur goût est révélateur. Le soufre est bactéricide (il détruit les bactéries) et fongicide (il tue les champignons responsables de certaines maladies) : réputées pour soulager ou guérir dermatoses, asthme, sinusites… (et l’arthrose, devant laquelle la médecine est quasi impuissante) les sources ont pris leur essor vers 1705 et leur succès ne se dément pas.
Le pire et le meilleur
Lorsque l’asphalte était souterraine, on faisait bouillir le sable extrait dans l’eau, d’où on retirait un suint noirâtre (graissant), l’huile rouge et blanche écumée en surface étant employée en pharmacie. Les veines d’asphalte comprennent souvent de grandes veines de charbon ou de lignite. Celui du Midi était réputé pour être d’une ténacité si grande que une fois coulé et séché on ne pouvait le briser. On l’employait pour souder ou cimenter les pierres qui servaient de pavé, de remparts, de murs (châteaux, trottoirs…)
L’asphalte est à présent obtenu industriellement, ce qui n’était pas le cas dans l’antiquité ou même en 1850. A l'état naturel, le bitume imprégnant à coeur la roche qui ici en contient environ 12%, on peut même voir de petites étendues plates d’asphalte bitumeux (selon sa viscosité et la température)… souvent prolongées par des filons exploités par des puits classiques comme ceux de charbon qu’ils avoisinent. En principe, l’asphalte n’est pas utilisé brut (dans nos régions, le Languedoc, il l’était cependant autrefois lorsque les gisements s’y prêtaient) : il est réduit en poudre et incorporée à d'autres éléments… Les paysans ici l’obtenaient de manière artisanale, ainsi que la chaux, avec des fours en pierres que l’on voit encore de ça de là dans les campagnes près des mas, dans lesquels ils chauffaient les roches concassées, récupérant ensuite le suint et la poudre dont ils se servaient pour enduire ou cimenter. Un avantage : le faible coût, l’assainissement des lieux (la chaux comme l’asphalte a des vertus bactéricides) et l’excellente isolation ; un inconvénient : cette chaux bitumeuse, en général blanche ou grise, dite parfois maritime, certes étanche et quasi pérenne, dévore/ait tout autre produit apposé dessus, notamment les peintures de revêtement les plus modernes. Les façades ainsi traitées demeurent donc intactes des années (voire des siècles) après mais « à l’identique », c'est-à-dire de couleur… variable, comme celle de ma maison familiale. Inesthétique mais… solide !
Buffon, l’abbé de Sauvages, la gloire
Or à Servas-Célas, l’asphalte affleurait à même la surface et en 1846, l’extraction pouvait s’effectuer à ciel ouvert ! ce qui n’était pas le cas à Saint-Jean de Maruéjols. Buffon, le naturaliste, dès le dix-huitième siècle, écrivait : « On trouve de l’asphalte… en Languedoc sur le territoire d’Alais et dans quelques autres endroits. La description… qu’en fait Mr. l’Abbé de Sauvages (me conforte) dans l’idée que sa formation s’effectue par une distillation per ascensum (l’exfiltrât remonte). « A Servas, écrit Mr. de Sauvages, à quelque distance d’Alais, sur une colline d’une grande étendue, un banc de rocher de marbre (de calcaire) descend jusqu’au sol et il en est couvert ; la roche est naturellement blanche mais sa couleur est si altérée par l’asphalte qui le pénètre qu’elle est, en hauteur, d’un brun clair, de plus en plus foncé au fur et à mesure que le bitume approche du bas du rocher (c'est-à-dire sourd de la roche)… (De cette montagne) coule en été du bitume de la couleur et de la consistance de la poix noire végétale… qui surnage aussi sur une fontaine voisine dont les eaux ont un goût désagréable… Dans le fond de quelques ravines et au-dessous du rocher d’asphalte, il y a un terrain mêlé alternativement de lits de sable et de charbon de pierre (plus exactement de lignite), tous parallèles à l’horizon». Histoire naturelle des minéraux, 1763.
L’article ne fit guère de bruit… mais en 1850, le « Journal de la chimie » enthousiaste, souligne les qualités exceptionnelles du site : « en France, il n'existe qu'un gisement d’asphalte utilisé actuellement, dans le Gard, dont les ressources disponibles sont importantes ; c’est à Servas et à Célas, où elle suinte des fentes mêmes du rocher et coule dans une fontaine appelée la font (fontaine en occitan) de Pegne (en fait, probablement, de «pègue», du nom occitan de la poix ou colle). On trouve aussi à peu de distance (de l’asphalte) des couches formées de houille (en fait, de lignite) et de débris fluviatiles d’origine assez récente, issus probablement des suints de pétrole d’Auzon délayé et charrié… »
L’asphalte ! Ce fut donc la gloire… et aussi le drame de la région et des Cévennes***.
Un peu de chimie, Salindres, 1855
Tout change en 1855. Salindres est alors un modeste village agricole de 600 habitants vivant de l’élevage des vers à soie et de cultures agricoles vivrières. Henri Merle est un jeune chimiste entrepreneur d’Alès, au départ spécialisé dans la soude (de formule Na OH) produite à partir du carbonate de calcium, qui forme l’essentiel de nos sols, et du sel de cuisine ou chlorure de sodium (de formule Na Cl) quasi inépuisable et très proche (les salins du Midi) : la soude ou la potasse, utilisées par exemple pour désacidifier les olives, sont appelées des « bases ». Les bases, combinées aux acides, s’annulent mutuellement, formant un sel et de l’eau… Et c’est le miracle que nous avons tous pu apprécier : les olives acides, trempées dans une base (soude ou potasse, très toxiques au départ) s’adoucissent et le liquide qui en ressort, également. Il sont alors comestibles tous deux : les deux toxiques se sont annulés mutuellement.
Revenons à Henri Merle. En juin 1855, c’est l’Exposition universelle à Paris et cet ambitieux déjà patronné par de grands industriels (Guimet) ne rate pas le coche. Il présente à Napoléon III des lingots d’aluminium (de formule Al) obtenus par un procédé nouveau dit « Deville Pechiney » du nom du chimiste qui le mit au point… et c’est le succès, attendu. L’aluminium est un matériau d’avenir : léger, relativement inoxydable, solide, facile à travailler... Voitures, bientôt avions, emballages, fils vont le requérir : Merle a eu le nez creux. Napoléon III, convaincu, subventionne le projet, sur ses propres fonds dit-on… et on pose à Salindres la première pierre de la première usine d’Europe qui fabriquera de l’aluminium… qui existe toujours. Pour la région cela fut certes la source d’une grande richesse… mais aussi la dégrada considérablement et anéantit toute autre activité : sériciculture, agriculture, tourisme. [A présent, étant donné la nature des produits fabriqués, des organo fluorés très toxiques, l’acide fluorhydrique notamment utilisé en verrerie, qui s’ajoutent à la production classique d’acide sulfurique, chlorhydrique, soude caustique, engrais etc… le site a été classé «Seveso 2».] L’extraction de l’aluminium à partir de la bauxite, son minerai d’origine nécessite en effet du charbon, des acides, bases (la soude notamment) et du sodium (tiré du sel de cuisine) : la région où voisinent charbon, calcaire, pyrite (qui donne l’acide sulfurique), bauxite (en Provence), Salines (en Camargue)… plus la voie ferrée Alès- Bessèges alors en construction qui va passer au centre même de la ville… la région semble idéale : et Salindres devient le pôle industriel que nous connaissons, avec ses avantages… et ses aléas.
Et l’argent : les concessions : 1834, 1844
Les mines d'asphalte de Barjac- Saint Jean de Maruéjols et de Servas avaient immédiatement donné lieu à des concessions ; celles de Barjac, dès 1834, celles de Servas, en 1844. C’est le 17 février de cette année qu’une ordonnance royale en attribue une « à la veuve Lachadenède et Serre-Guiraudet, située dans les communes de Mons et de Servas, qui comporte 663 hectares.
[Elle est délimitée comme suit : à partir du point d'intersection du chemin de Salindres à Navacelles avec le valat d'Aubaron, une suite de lignes droites passant par l'angle nord de la maison Fabrègue, dépendante du hameau de la Sorbière, le Mas-Nouvel, la Liquière, Cativiel, la maison Saint-Martin Fabrègue de Célas, le mas de Blazin, cette dernière ligne prolongée jusqu'au vallat de Bourboiras ; de là les vallats de Bourboiras et d'Aubaron en descendant jusqu'à la rencontre de ce dernier avec le chemin de Salindres à Navacelles.] »
Dans le courant de l'année 1849 une société fut formée à Alais (la Société des mines d'asphalte de Servas ) et une usine munie d'une machine à vapeur fut installée sur la route de Bagnols pour la fabrication du mastic, (c'est-à-dire l’asphalte conditionnée, mélangée à de la résine ou a de fins granulats)… depuis cette époque l'exploitation de la mine de Servas s'est poursuivie avec suite. L'extraction du minerai s'y fait à ciel ouvert : 8 à 10 ouvriers y sont employés. La quantité extraite de 1849 jusqu'à aujourd'hui (1854) a varié entre 500 et 1000 tonnes par année. La roche asphaltique est employée pour la fabrication de chapes extérieures et sert pour le dallage des trottoirs, terrasses et rez-de-chaussée ; ses prix pour une couche d’un centimètre d’épaisseur et pour une surface supérieure à 20 mètres carrés sont variables suivant les frais de transport aux lieux de l’emploi. Le mastic de Servas est d'une extrême dureté et se distingue par sa ténacité et sa résistance à l'usure. La roche d'où l'on extrait le bitume renferme de 8 à 14, 11% de cette substance, (ce qui est exceptionnel). Deux chantiers étaient en activité en 1854, sur la gauche du ruisseau qui coule au sud du coteau de Servas : l'un des bancs exploités avait 1m50 et l'autre environ 2 mètres… » (Extrait du journal officiel.)
Un autre article précise : « les calcaires d'eau douce de l'étage moyen sont exploités (…) dans ce département comme pierre à chaux (par des paysans) mais ils donnent toujours des chaux d'assez mauvaise qualité… (Note : c’est discutable, celle qui crépit ma maison familiale est toujours en état, peu de façades modernes peuvent résister deux siècles.) À Célas (commune de Mons), au mas Boudet, on emploie aussi ce calcaire... (mais) il est extrêmement bitumeux : du four où l'on brûle la pierre, sort le bitume qui découle et s'enflamme… (Note : ce n’est pas un inconvénient car il était aussi utilisé.) »
Les mines souterraines d’asphalte de Saint Jean de Maruéjols furent exploitées dès 1869 jusqu’à nos jours, plusieurs puits ayant été construits au fur et à mesure que s’épuisaient les filons. A Servas, c’est seulement à partir de 1900, c'est-à-dire au bout de 50 ans, que les gisements au sol se tarirent et que les premiers forages furent entrepris. Les deux puits furent abandonnés en 1933 en raison d’accidents nombreux reliés au lignite que l’on extrayait en même temps. Il y eut donc 83 ans seulement d’exploitation.
A présent, la nouvelle usine de Salindres (ainsi que les verreries, nombreuses) réclament du charbon ou du lignite proche. D’autres concessions qui répondent à ses besoins s’ouvrent, comme pour l’asphalte : le 28 juin 1854 un décret impérial fait concession de la mine de lignite située « dans la commune de Mons, arrondissement d'Alais, aux sieurs Camille et Pierre Roux, concession connue sous le nom de concession de Célas.
[Elle est limitée ainsi : au Nord, de l'angle ouest du mas de La Fare à l'angle nord de la maison Justet au hameau de Cativel ; puis de ce point à l'angle nord-est de la maison Boudet ; à l'Est, de l'angle nord-est de la maison Boudet à l'angle ouest de la maison Domergue au hameau de Célas, puis de ce point à l'angle sud est du mas de Rocmiroux et de ce point à l’angle nord du mas de Lauze ; au Sud, de l'angle nord du mas de Lauze à l'angle nord du mas de la Pension ; puis de ce point à l'angle sud du mas de Cyprès et de ce point à l'angle ouest du mas de Respessan ; à l'Ouest, de l'angle ouest du mas de Respessan, à l'angle nord-ouest du mas d'Alais, et de ce point à l'angle ouest du mas de La Fare, point de départ. Les dites limites, renfermant une étendue superficielle de 3 kilomètres carrés, 26 hectares.]
Cette mine, très bien placée pour les débouchés, recevra probablement un développement plus considérable des concessionnaires : actuellement un puits de 3 mètres de profondeur, dans lequel on descend par une pente légère, est ouvert sur le bord de la route d'Alais à Bagnols ; une galerie, ouverte au bas du puits, va en s'élargissant… »
Epuisement des gisements au sol,
creusement des puits, voies ferrées : 1914
C’est en 1914/21, au lieu-dit « mas de Trescol », qu’est construit le puits dit de Célas, en réalité situé à Servas, afin de prolonger souterrainement les gisements d'asphalte et de lignite affleurant, épuisés. Ce puits a disparu. Il fut bâti par des ouvriers, dont des italiens demeurés malgré les grèves de certains de leurs camarades exigeant leur renvoi et même leur expulsion — entre 1880 et 1914, des millions d'Italiens poussés par la misère fuient leur pays et émigrent dans le monde entier, dans le midi de la France notamment, jusqu’au Etats Unis, ce qui n’est pas du goût de tous les « autochtones » (du grec «au̍tós», soi-même et « khthốn », la terre) … en l’occurrence, les précédents arrivants ! qui redoutaient la concurrence —… La construction du premier puits d'extraction équipé en 1914 par la société des asphaltes et du pavage à Paris se couple en 1916 d’un embranchement à la voie ferrée d'Alès au Rhône. Elle longeait la route actuelle et se trouvait à cent mètres du puits : des rails dont on trouve encore trace amenaient les wagonnets jusqu’aux lignes de chemin de fer.
Premières victimes, des italiens
Des Sacco et Vanzetti ignorés
Mythe ou réalité ? Dès le début de sa mise en service, le puits fut le théâtre de drames, dont pour commencer des bagarres mortelles entre mineurs français et italiens, (appelés les « macaronis ») qui eurent le dessous… et dont on dit qu’ils furent les premiers jetés dans des fosses. Remémorons nous l’affaire Sacco et Vanzetti, (1920), ces deux italiens dont le seul crime était d’être… italiens, et pauvres, qui aux Etats Unis furent exécutés par la chaise électrique … et la réponse de Vanzetti à Thayer, le juge qui le condamnait à mort : « Si cette chose (leur condamnation à mort) n’était pas arrivée, j’aurais passé toute ma vie à parler au coin des rues à des hommes méprisants, je serais mort inconnu, ignoré : un raté… Ceci est notre victoire et notre triomphe. Jamais, dans toute notre vie, nous n’aurions pu espérer faire pour la tolérance, pour la justice, pour la compréhension mutuelle des hommes ce que nous faisons aujourd’hui par hasard…. nous, pauvre cordonnier et petit vendeur de poisson… ce dernier moment est le nôtre. Cette agonie est notre triomphe. »
Deuxième puits, catastrophes et un mystère
En 1918, le puits fut vendu à la Société anonyme des lignites et asphaltes du Gard à Barjac, créée en 1916 et en 1921. Pour satisfaire les besoins toujours croissants de l’usine de Salindres, la concession de lignite dite de l'Aubarou (480 hectares) met alors (vers 1921) en service le deuxième puits deux cents mètres au nord du premier. C’est alors une succession de drames : de nombreux feux et catastrophes successifs, (le lignite !) font des morts innombrables et obligent en 1933 la société de l’Aubarou à arrêter l'exploitation. En fait, une seule couche épaisse en moyenne de 1,9 mètres a été exploitée sur environ douze hectares et la production totale est estimée à 136 000 tonnes. (Ce qui est peu.) La mine n’a donc été en service que treize ans à peine. Par la suite, elle fut abandonnée et comme c’est toujours le cas, s’inonda. Fut-elle comblée comme cela se doit ? Un peu d’asphalte au fond, dit-on, pour consolider son assise et c’est tout… c'est-à-dire qu’elle ne le fut pas. Il faut dire que, contrairement à d’autres puits parfois de plus d’un kilomètre de fond, celui de Célas n’était pas très profond : 133 mètres « seulement ». La question pour ce qui nous occupe est la suivante : jusqu’où l’eau arriva-t-elle ? Une interview récente d’un témoin âgé, que nous appellerons le témoin « 3 », qui participa à la remontée des corps (voir plus loin) dit « de vingt à trente mètres » mais son souvenir n’est pas très précis car il est encore traumatisé par l’épouvantable « travail » qu’il dut accomplir.
Les paysans des environs (et les braconniers) prirent l’habitude de s’en servir comme décharge, notamment pour les carcasses et les peaux de moutons… en particulier pendant la guerre de 40 où fleurissaient des abattoirs clandestins strictement interdits, qui laissaient des déchets révélateurs… et éminemment dangereux. Inutile de les enfouir : les chiens les déterraient immanquablement. Il est certain que le puits fut «utilisé » bien avant son ouverture «officielle » le 7 Juin 44 par les soldats SS de la division « Brandebourg » qui déferlèrent sur le Languedoc juste avant la fin et commirent les massacres que l’on connaît (peut-être pas tous). Contrairement à ce qui est parfois laissé entendre, la grille au sol qui fut déboulonnée le 7 n’était pas vraiment scellée et on pouvait la soulever et la remettre en place sans (trop) de difficulté.
V
Quatre témoins
Le laissent penser trois témoignages déterminants dont un récent : 1. C’est celui de Mr. Roux qui en 40 habitait le domaine de la Liquière, une ancienne commanderie templière dont la maison de maître est dite le « château »… que son oncle avait en fermage. Ses terres étaient très étendues. Or, la situation du domaine, que l’on ne voit pas depuis le Puits, est intéressante au plus haut point : les bâtiments, habitation du fermier, «château» et écuries… forment un ensemble en apparence isolé et non desservi du côté du Puits… mais à travers champs, ils n’en sont pourtant qu’à un kilomètre et ses terres le jouxtaient : les animaux de la Liquière paissaient donc régulièrement juste à côté. Mr. Roux raconte qu’en 43, une nuit, alors qu’il se trouvait dans le champ du puits, il surprit des miliciens ou du moins des hommes avec des voitures aux phares typiques de la milice ou de la gestapo, s’activant (cliquetis, etc…) et il entendit des bruits étranges… Mais pas de choc. Tapi dans les hautes herbes, il ne fut pas débusqué et put s’enfuir à travers bois. Au domaine, il parla. Le jeune berger qui y habitait également avoua alors avoir lui aussi été témoin de ces mouvements nocturnes : terrorisé, car lui, en revanche, avait été surpris et menacé par ces hommes d’être précipité dans le puits s’il y rôdait encore ou seulement s’il parlait de ce qu’il avait vu… et avec lui tous les habitants de la ferme, patrons, domestiques etc… il n’en avait jamais rien dit jusque là. C’était la raison pour laquelle, malgré les algarades du fermier, il refusait obstinément de laisser paître ses bêtes à cet endroit, où l’herbe était devenue très haute (ce qui avait permis à Mr. Roux de se cacher.) Alors ? Des miliciens en sinistre opération comme le laissent penser les phares spéciaux aperçus par le jeune Roux ? Plutôt des braconniers ou des abatteurs clandestins, supposa l’oncle, placide ou ne désirant pas en dire plus... ce qui d’ailleurs n’était nullement incompatible, voir le témoignage suivant. (Ils pouvaient tout à fait être les trois à la fois…)
Ensuite, il y a, 2 : un témoignage plus ancien, celui de Mme D. dont le père a été assassiné par les miliciens lorsqu’elle avait huit ans (?)… Mme. D. qui parle de la rumeur persistante de gens précipités dans le puis… au mois de Mai 44, rumeur dont sa mère fit état dès qu’elle apprit la disparition de son mari — «pourvu qu’on ne l’ait pas jeté dans le puits» se serait-elle exclamée sans faire attention aux enfants qui écoutaient. — Ce témoignage, seul, est moins probant ; sans celui de Mr. Roux qui le corrobore, on pourrait croire à une erreur de date, un lapsus, un faux souvenir… Et, encore traumatisée, ce témoin refuse de parler ouvertement. Elle a toujours peur dit-elle. De quoi ? De ceux qui ont dénoncé mon père assure-t-elle, sans en dire plus. Elle semble stigmatiser aussi bien les assassins miliciens de son père que certains de ses compagnons de résistance, qui, sans rien lui en dire, l’auraient utilisée pour des passages. (Lors de ceux-ci, le groupe figurait une « famille », qui attire moins la suspicion que deux adultes.)
Mais aussi, 3, il y a le témoignage involontaire de l’un de ceux qui en Septembre 44 durent remonter les corps du Puits, voir plus loin, (une carte de milicien ayant été trouvée à son nom, il échappa de justesse à la mort : on l’avait confondu affirma-t-il avec un homonyme réellement milicien)… qui commit lors d’une très longue interview un lapsus révélateur. Bon vivant, avouait-il, et de gros appétit, il s’occupait d’un abattoir clandestin grâce auquel, pénurie oblige, il se ravitaillait… ainsi que ses « amis » ou simplement ses « clients » (il tenait une sorte de « bar ») à qui il revendait la viande… Les peaux ? Dans le puits, bien sûr. Et surtout, précisa-t-il avec une moue gourmande, il appréciait entre toutes… les oies des Monier ! Quand ? En 43 répondit-il immédiatement… mais quelqu’un (qui était avec lui) le coupa tout de suite : non, bien après… ce qu’il confirma aussitôt : en effet, c’était après… il ne se souvenait plus très bien, sauf de l’excellence des oies etc... Et il poursuivit : au château dont il connaissait le propriétaire, il organisait ou participait seulement, il ne fut pas très clair sur ce point, quelques parties entre amis… le château qui leur était prêté pour la circonstance… (ce qui ne pouvait guère être refusé.) Un témoignage discutable car le vieil homme, parfois, s’embrouillait un peu (ou éludait)…
Mais !!! Sans que jamais il n’en ait été question devant lui, Mr. Roux récemment mentionne exactement les mêmes faits. En effet il y avait des « soirées » au Château, et, bien qu’ils ne fussent jamais invités, les gens de la ferme étaient souvent témoins d’allées et venues révélatrices attirant fortement l’attention des jeunes : pin up, voitures de luxe, livraison de denrées… cela ne passait pas inaperçu … du moins d’eux, car le lieu était par ailleurs fort isolé… Alors ?
Et Mme Roux, elle, observe un fait troublant que personne avant n’avait jamais souligné : les paysans, que leur sympathie aille vers les uns ou les autres, étaient parfois contraints de fournir aussi bien les groupes maquisards que des miliciens… Ceux-ci payaient certes, et on pourrait penser à l’appât du gain, mais ce n’était pas forcément le cas : lorsqu’ils avaient affaire à un pur, un revolver sous la tempe, ou mieux, sur celle de ses enfants constituait pour le malheureux paysan un argument efficace... Désargentés, les maquis, eux, donnaient simplement des « bons » à valoir après la libération, hautement symboliques bien sûr. A ce titre et sans qu’ils n’en fussent réellement responsables, certains paysans pouvaient aussi bien être considérés comme résistants ou collaborateurs. La différence s’effectuait pourtant : selon leur engagement, certains essayaient de favoriser les uns ou les autres, la plupart du temps les maquisards… à l’instar d’Yvette (« Les lettres à Lydie ») qui cachait des bêtes pour les livrer gratuitement et au risque de sa vie aux maquis affamés. Mais il est certain qu’il y eut des « modifications » de la vérité historique par la suite, certains s’en étant mieux tirés que d’autres, sans nécessairement que ce soit juste. Dans les deux sens.
Alors, résumons : un «abattoir »… Sur le lieu même ou tout proche ?… Organisé, entre autres, par quelqu’un sans aucun doute relié, directement ou non, à la milice ?… Et qui de surcroît avait ses habitudes au Château ?… (!!!) No coment…
On a donc trois témoignages croisés dont deux directs, issus de gens extrêmement différents (!) et ne se connaissant pas, qui concordent... Cela vaut-il certitude ? Pour moi, oui : le puits, contrairement à ce qui est laissé entendre, semble avoir été ouvert «officieusement» bien avant le 8 juin 44. Alors ? Jets de peaux ? C’est sûr, c’était commode. D’hommes ? Des résistants ? N’oublions pas : certains corps n’ont jamais été retrouvés. Et on ignore le nombre exact, (voir en annexe trois.) Ou de rivaux de truanderie, comme ce fut le cas même après le 9 Juin ?… voire de victimes récalcitrantes ? Le mystère qui entoure le puits rend toutes ces hypothèses hautement plausibles. Le puits n’a pas livré tous ses secrets.
Un autre « scoop »
Précisons toutefois qu’un autre témoignage, 4, celui de Mr. Saladin, le plus récent, infirme cette hypothèse. Mr. Saladin, lui, n’a rien vu — mais il habitait un peu plus loin et il n’avait que dix ans ; cependant, son souvenir, comme celui de Mr. Roux, est extrêmement précis —. Lui ne comprend pas pourquoi on aurait caché ces faits. Une explication pourtant : terriblement marqués ou culpabilisés, ceux qui furent les témoins de ces atrocités ou qui les devinèrent obligatoirement (et qui se sont tus ? Ou qui n’ont pas parlé immédiatement ? Ou pas parlé à qui il fallait ? Mais comment pouvaient-ils savoir ? Cela, on l’ignore)… bref, ceux-là n’auraient peut-être pas voulu en dire plus, même ensuite… et du reste certains refusent toujours de parler. Pourquoi ? Mais sur cette période, il faut reconnaître qu’ils ne sont pas les seuls à s’exprimer a minima… ou pas du tout … Quitte ensuite à reprocher parfois à ceux qui cherchent… de se tromper ! Alors ? Lassitude ? Désir d’oubli ? Mais de quoi ? Souffrances trop vives ? Mais ceux qui furent précipités aussi ont souffert… ainsi que leurs descendants, qui se heurtent parfois (pas toujours) à un mur.
D’autres au contraire pensent à juste titre que c’est de leur devoir de parler... et surtout de chercher : pour les victimes, pour tous : Mr. Roux, par exemple. Mr. Saladin, lui aussi marqué par ce qu’il a vu, est du nombre : il lit, dévore tout ce qui a trait à cette période, recherche ceux qui s’y intéressent, des historiens, des auteurs... Inlassablement. L’intérêt de son témoignage est immense: en effet, la ferme de ses parents était idéalement située, exactement sur la route qui, de Servas, rejoint l’axe de Bagnols, à la sortie du village…
Et c’est le scoop, tout récent : il atteste de la présence d’un maquis (ou d’un avant poste de maquis) tout proche, maquis dont deux factionnaires furent à cette époque, et à demeure, en poste de surveillance dans le jardin même de ses parents ! Parmi eux, Mr. Chapelier, de Bessèges, devenu ensuite médecin. Mme Saladin, le soir, leur apportait toujours de la soupe et celui-ci n’oublia jamais ce rab de nourriture fort apprécié en cette période de restrictions drastiques. Leur ordre était, si un convoi allemand se hasardait sur cette « bretelle » qui rejoignait la route de Bagnols, de le tirer... ce qui eût immanquablement voué à la mort les parents de Mr. Saladin et le jeune garçon lui-même … ce qu’ils n’ignoraient pas et acceptaient avec courage et philosophie.
Un maquis à un jet de pierre et personne n’a parlé ! Certes, ils ne faisaient pas de publicité mais tout de même... Il est cependant facile après coup de méjuger, et Lydie par exemple, la compagne de Gustave Nouvel (et aussi ma mère) n’en voulait nullement à ceux qui se sont tus. « Que pouvaient-ils faire ? » disait-elle. A quoi je réponds à présent : sauver au moins un des convois. Mais…
N’allons pas trop vite dans les déductions en effet. Il demeure un mystère : jamais les Saladin (ni les deux sentinelles embusquées chez eux) ne les virent passer et, malgré son amitié avec le jeune Monier, le fils des voisins, jamais le jeune Saladin n’eut vent des massacres : le garçon ne lui en souffla mot… tout comme jamais le jeune Saladin ne fit mention des maquisards en planque dans son jardin. Amis, soit, mais l’époque était à la réserve et à la discrétion. Et en un sens tant mieux. Le trajet des convois il est vrai ne passait pas exactement devant la ferme Saladin comme devant celle des Monier…
… car le chemin du Puits a depuis été modifié pour préserver leur tranquillité, mettant à l’écart leur maison, des gens venant souvent s’y recueillir et les cérémonies de septembre attirant toujours une foule…
… et l’objectif des maquisards était autre, mais cela laisse tout de même penser que les passages étaient extrêmement discrets… Cependant, quid des coups de feu et du bruit effrayant des corps tombant au fond de la mine ? Des explosions disent tous les témoignages. (Deux directs, de deux sources.) Une explication possible : l’acoustique d’une montagne, surtout très boisée comme celle-ci l’était à l’époque, est particulière : les bruits s’y transmettent parfois étrangement. Et une mine ne se réduit pas au conduit du puits dont on voit la gueule qui s’enfonce perpendiculairement au sol ; c’est un entrelacs souterrain complexe fait de multiples ramifications, tunnels irréguliers plus ou moins horizontaux suivant des veines sur plusieurs profondeurs, avec des voies ferrées sur des kilomètres de galeries quelquefois sinueuses… ce qui à terre peut considérablement modifier la perception des sons : le charbon, comme le souligne Zola dans « Germinal », les transmet parfaitement mais encore faut-il se trouver sur le passage d’une veine. (L’exemple du coup de feu de Larnac que l’on n’entend pas si l’on se trouve en haut du village, reconstitution faite, est révélateur.)
Une autre hypothèse : les maquis, contraints de concentrer leurs forces sur l’interception à tout prix des troupes allemandes appelées par Hitler en renfort sur le front du Nord, qui tentaient de rallier la vallée du Rhône, des troupes certes en déroute mais souvent encore bien armées et opérationnelles… les maquisards donc auraient passé au second plan tout autre engagement coûteux en hommes et de moindre importance. Les ordres étaient les ordres : pour la guerre, le bouclage de la vallée par tous ses points d’accès, même les plus minimes, était la priorité absolue, partout. En cette période, il y eut des choix terribles à faire et aucun n’est parfaitement juste. Les Monier auraient-ils tout de même parlé à qui il fallait et s’ils furent avertis, les maquisards n’en auraient-ils pas tenu compte ? Cela semble peu probable mais pas absolument invraisemblable. C’était une période de chaos où l’histoire allait plus vite que les décisions et il est facile après coup de condamner ceux qui ont dû les prendre dans l’urgence absolue. Mais ce n’est pas tout du témoignage de Mr. Saladin.
Les martyrs de 1944, et un mystère
Donc, en juin et juillet 1944, 31 personnes (au moins) dont 29 résistants furent jetées dans le puits nord, celui qui date de 21, par des S.S. et des miliciens français à leur solde, ceux que l’on appelle des collabo actifs : truands, souteneurs, petits malfrats, hommes de mains, voire… des prisonniers, parfois « forcés », le revolver sur la tempe, comme le laisse entendre le témoin 3 qui fut sans doute du nombre : la tâche, même pour les sbires de la gestapo, n’était guère glorieuse et ceux qui en furent chargés, pas des pointures. En ce sens, ce témoin, qui assure que ceux qui furent punis ensuite, (exécutés le plus souvent au crassier de Tamaris), n’étaient pas nécessairement les plus responsables… n’a pas tout à fait tort.
Jetés morts ou vivants ? **** Sans doute y eût-il les deux cas : le bruit de fusillades laisserait penser qu’ils avaient d’abord été abattus, mais dans certains cas il ne correspond pas au nombre de chocs entendus… et parfois il n’y eut rien. Même pas de cris, dit Mr. Monier l’aîné qui ne mentionne jamais de civières. Etaient-ils tous comme Gustave Nouvel, morts sous la torture ? Il semble que dans le cas où ils avaient «survécu », moribonds, car on ne survivait pas aux tortures de la gestapo ou de la milice, ils furent comme Gustave achevés avant d’être amenés. Il se peut aussi qu’après la tentative de fuite d’Aimé Crégut, qui faillit réussir, sur le chemin du Puits (il parvint à assommer le milicien qui le précédait !) les sbires aient préféré les amener morts que vivants : quatre miliciens, quatre à six résistants parfois bien entraînés et qui n’avaient plus rien à perdre, s’il leur restait encore quelque force (et dans des cas extrêmes on sait le corps capable de performances comme en accomplit Aimé) le risque était trop grand. Cela pourrait expliquer que les Saladin n’aient rien entendu… ou en tout cas, pas de bruit de fusillade. Pas de civières cependant. Mais les Monier, terrorisés, ont-ils tout vu ? Le « fenestrou » qui existe toujours et par lequel le jeune Monier observa la scène donne à cent mètres sur le puits et non sur le chemin qui passait juste devant la maison mais dans un angle invisible depuis le haut… et, selon le récent témoignage de Mr. Roux, le lieu était envahi de hautes herbes… Obéraient-elles la vue ? La route nue que nous voyons à présent était vers le puits un champ broussailleux et surtout le bâtiment d’origine ne comportait pas ce promontoire dégagé qui s’aperçoit de loin. En Juin, à six heures du matin, la lumière arrive rasante par la montagne, laissant obligatoirement cette partie dans l’ombre. Et il est plus que probable que les voisins ne regardèrent pas de trop près et qu’ils se terrèrent dans leur maison. Mais ils entendirent.
Les corps seront remontés en septembre 44, (par les mêmes !) après la libération d’Alès; la plupart ne pourront être identifiés. Pas tout cependant. Cette remontée se fit en trois jours : le jeune Mr. Saladin, échappant une journée à la surveillance de sa mère qui refusait de le voir y assister, coupa à travers champs et parvint à s’approcher à 40 mètres environ ; trois jours, il en témoigne, comme les documents de l’époque, avec une grande précision : soixante quatre ans après, l’événement est resté gravé dans sa mémoire, intact. Les jours, les heures, les scènes… L’odeur dit-il, même de loin, était suffocante et les corps, sur la table (la table prêtée par les Monier sur laquelle, précise-t-il, ils dépeçaient habituellement leurs bêtes)… ressemblaient «à des tas brillants, comme de gros poissons. » Réfléchissons : 31 corps, la descente, les pénibles remontées… Trois jours ! C’est peu. A-t-on réellement tout fouillé ? La lassitude, l’épuisement même, les autres tâches urgentes à accomplir, la dangerosité du travail, les risques d’épidémies, d’émeutes et de lynchages, la foule pouvant de moins en moins être contenue … la besogne fut-elle écourtée in extremis ?
Elle fut donc accomplie par des miliciens prisonniers… qui parfois, lors de leurs remontées, furent battus… Torturés dit le témoin 3… ce qui semble un peu exagéré, surtout lorsque l’on sait ce qu’ils avaient, eux, probablement fait subir à leurs victimes... mais une parenthèse s’impose à ce sujet, pour garantir une certaine objectivité.
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