jeudi 27 octobre 2011

Chanson douce 4

plus équilibré de toute cette famille. Un couple homosexuel. On y reviendra au cours d’une embellie.

    Que s’est-il passé ? Cette question taraude Léa. Comment Guiseppe, si amoureux de Clara, s’est-il laissé aller à faire des avances... à Floria, la plus revêche, la plus autoritaire, la laide, disait-on, et surtout l’autorité incontestée ? Celle que personne n’osait approcher, celle que l’on ne pouvait embrasser que par correspondance, selon le mot de Jérôme, parodiant Zola à propos de Dreyfus. Nous verrons d’ailleurs que ce n’est pas tout à fait exact. Guiseppe, qui parlait à peine le Français et ne l’apprit jamais correctement: comment a-t-il osé ? Cela ferait presque rire Léa lorsqu’elle imagine la scène... Ou plus exactement elle ne parvient pas à l’imaginer. A-t-il voulu la violer ? Cela semble impensable, lorsque l’on connaît Floria et tel que l’on devine Guiseppe. Mais n’est-on pas surpris, parfois, de l’allure des agressés sexuels ? N’est-ce pas un mythe tendancieux relié aux justifications des violeurs que de croire en leur attrait sexuel supposé irrésistible ? Tout de même, cela ne colle pas. Hercule Poirot, il faut trouver autre chose.

   Floria n’est certes pas sexy, et Clara, en revanche, l’est pour deux. Quant à Guiseppe, il est amoureux au point d’en mourir. Alors ? Justement. Floria le méprise: sa tendance de jeune adulte (elle a dix-huit ans, mais, sur les photos, en accuse  beaucoup plus), passionnée plus qu’il n’y paraît, est de vouloir Clara pour elle seule. Elle est même jalouse de ses frères et soeurs, trop nombreux à son goût. Elle n’a peut-être pas tout à fait perdu espoir de la réconcilier avec Luc: un veule personnage, sans doute, oublieux et parfois cruel, il est vrai. Mais justement, elle est, elle, forte pour deux. Ce versatile, elle peut le retourner. De tous, pour son père, elle est la préférée, celle qu’il consent à écouter, la seule dont le jugement lui importe. La partie est jouable. Mais il faut se débarrasser de Guiseppe, ce pochard, cet ignare... C’est clair, il n’est là que de passage: elle s’y emploiera. Indigne de Clara, il la dégrade, croit-elle. Tous, à sa suite, jugeront de même. Dire que c’est elle qui a dû apprendre l’Italien. Clara, à sa manière, insuffisante selon l’intéressée, apprécie tout de même son aînée ; même si elle préfère Anaïs, plus jolie, plus drôle, c’est Floria qu’elle estime davantage. Une pair, une adulte. Et pour «Rita Hayworth», sa sœur est une idole: une mère de substitution, certes sévère, parfois dure, qui la force à se lever le matin pour aller au Lycée, mais une mère véritable. Pour les câlins, les petites histoires bê-bêtes, il y a Sophia, la confidente, toujours disponible et bon public. Floria est, pour sa cadette, une statue, qu’elle s’amuse à écorner de temps en temps, mais une statue tout de même. Quant à Marc, à côté d’elle, il n’est rien et il le sait, même si Clara l’adule démesurément, comiquement.  Alors ? Pourquoi Floria ? Mais pour cela, justement, Hercule. Un homme qui est prêt à mourir pour une femme est a fortiori prêt à tout pour la garder. Sans doute a-t-il voulu faire fuir celle dont il sentait qu’elle était son irréductible ennemie, la tête d’une cabale qui allait irrévocablement le balayer. Une avance sexuelle grossière, c’était son éjection définitive assurée. Le coup n’était pas si mal calculé. Guiseppe n’est pas idiot.

    L’intuition surgit, cette fois fulgurante: «Un tramway nommé Désir»... C’est cela. Tout, peut-être, est, dans cette pièce, en effet. Léa l’avait vue avec émotion autrefois. Elle s’était identifiée au héros incarné par Brando. Ici, ce serait Guiseppe qui lui ressemblerait. Et, même l’histoire est troublante... Les personnages, d’abord.
- Un docker immigré récent (irlandais, dans le texte de Willians), bel homme inculte, brut de décoffrage mais bon et drôle, amoureux fou en dehors de son milieu. Marlon Brando.
- Une fille de famille Sudiste déchue, qui, faisant fi de leurs différences culturelles, l’aime, elle aussi, passionnément... Quelques petites brouilles, sans gravité, ponctuent leur existence, dans un logis pouilleux et poétique, vite oubliées dans le rire et l’amour. Eva-Marie Saint...
- La sœur aînée de celle-ci, rigide aristocrate aigrie, qui, arrivée en vacances chez eux, s’horrifie de leur pauvreté et s’incruste. Vivien Leight.  
Elle humilie savamment son beau-frère, en privé, par des piques doucereuses si bien visées qu’il ne peut les pallier que par la grossièreté et l’alcoolisme... se disqualifiant ainsi davantage encore auprès de sa jeune femme. Il ne sait pas manger: méprisante, elle accentue son afféterie. Il la provoque, se cure les dents avec le couteau avec lequel il vient de découper le pain. Le drame se noue: Vivien Leight-Floria ne supporte pas cet homme: il personnifie leur déchéance. Il affecte d’en être fier: c’est une pose pour masquer son humiliation. Il est indigne, pense-t-elle, de sa sœur, indigne d’elle, de leur famille, de leur rang. Cette honteuse passade doit cesser. Eva-Marie Saint, amoureuse, résiste. Mais l’aînée est forte: elle a toujours commandé... Ses édits ont force de loi. Brando, accablé, sort, boit, de plus en plus: sans le vouloir, il donne ainsi des armes à sa belle-soeur. Cela ne peut plus durer. Une scène plus violente: non, cela ne peut plus durer en effet convient Eva-Marie Saint, navrée. Sa sœur a raison: n’a-t-elle pas toujours eu raison ? Brando alors, coule à pic: il a perdu, il le sait, il n’est pas de taille... Les liens entre les deux femmes sont trop anciens, trop vifs, tissés par le passé et renforcés par la ruine de la famille qui les a raidies, obligées à faire front ensemble. Sa belle-sœur est trop puissante, trop intelligente, trop perverse. La longue habitude des salons, de la société l’a rompue aux manipulations. Sa haine enfle, démesurée... Tout se brouille: il va se venger. Il ne sait pas comment, mais il va se venger.

    Et enfin, le simulacre du viol de sa belle-soeur par un Brando imbibé, l’acte impardonnable qui fera fuir Eva-Marie Saint sous le regard  triomphant de sa soeur, en haut de l’escalier... En un sens, elle a eu peur, mais elle a gagné... La souffrance ensuite, insupportable, des deux héros... L’alcool, toujours... De plus en plus. Les bagarres. La chute. La clochardisation de Brando. Le désespoir d’Eva-Marie Saint qui sent confusément que quelque chose s’est passé qu’ils n’ont ni l’un ni l’autre maîtrisé, malgré ou à cause de leur amour... Et la scène finale où, dans leur cour sordide encombrée de bouteilles et mal éclairée, ivre, en sueur, l’oeil au beurre noir, il crie et sanglote, balbutiant inaudiblement son amour martyrisé, vers sa femme, en haut de la coursive… Comme hypnotisée, elle le regarde et descend lentement les marches, une à une. Lorsqu’elle arrive en bas, il tombe à genoux devant elle, les mains en avant, comme un chien repentant: elle le relève enfin, pleurant, elle aussi. Happy end... Provisoire... En haut des marches, derrière la coursive, le regard froid de Vivien Leight-Floria lourd de rage méprisante, dit clairement que ce n’est pas fini...  Ce ne sera jamais fini.

     Et si Floria, de même, aimant Clara, avait, elle aussi, essayé de la faire se séparer de Guiseppe? Si les pointes qu’elle sait envoyer, cruelles, souvent, n’avaient poussé son jeune beau-père à la faire fuir, elle ? Une avance grossière ? C’était le plus sûr moyen en effet. Il fonctionna. Elle est lesbienne. Il ne le sait pas. Elle non plus sans doute. Mais il est clair que les hommes ne l’attirent pas. Et surtout pas un pauvre type comme lui. Comment cela s’est-il passé ? Léa ne le saura jamais. Mais Floria eut sa vie, non pas brisée, comme l’on dit dans les romans, mais définitivement modifiée. Les autres aussi.

    Et ce n’est pas tout: Clara aurait été complice, ajoute-t-elle, ou du moins, ne se serait pas trop émue. A-t-elle senti que l’attitude de Guiseppe envers sa fille, quoiqu’odieuse, n’était pas réellement une agression sexuelle ? A-t-elle compris qu’elle était, elle, l’enjeu véritable de la haine qui couvait entre eux ? Il n’empêche: cela ne vous rappelle rien ? Mais ce n’est pas la seule explication, Hercule Poirot, et nous y reviendrons. Malheureusement.

    Il n’en demeure pas moins qu’à dix-huit ans, la jeune fille, qui n’était certes pas démunie intellectuellement, se trouva rejetée par ses deux parents, seule dans une ville inconnue, obligée d’aller quémander l’hospitalité à deux tantes qu’elle connaissait peu. Juste retour des choses: elles les soignèrent ensuite, Gilberte et elle, jusqu'à la fin de leur vie, qui fut très longue. Léa imagine Floria, ses maigres bagages à la main, triste mais bien vêtue, faisant face, sur le quai de la gare de Lyon. Sans argent, certainement. A moins que Clara n’ait voulu se dédouaner en lui donnant quelque viatique ? Si le départ n’a pas été trop soudain... A-t-elle pleuré ? On ne l’imagine pas, mais sans doute. Puis, elle s’est raidie: à nous deux, Lyon ! C’est bien dans son style, pour vaincre sa détresse. A-t-elle été prise en pitié par quelque chauffeur de taxi qui a su voir, sous la façade, le désarroi de la gamine ? Elle l’aura refusé. A-t-elle marché jusqu'à la rue des Charmilles ? Certainement. Se souvenait-elle seulement de l’adresse des Tantes ? A-t-elle consulté, non, pas le Bottin, cela n’existait pas encore, mais un carnet d’adresse ? Elle est avisée: elle avait du la noter auparavant. Ou encore, elle se souvenait: les tantes l’avaient sans doute reçue autrefois, elle. Et la voilà qui se présente. Non, elle avait du écrire avant. Si elle en a eu le temps. Comment les Tantes l’ont-elles accueillie ? Pincées, comme d’habitude. Gentilles aussi, peut-être. Ces enfants de divorcés, de leur frère, tout de même, les apitoyaient... Pauvres petits...

   Léa se souvient de ces deux vieilles filles convenables, bien vêtues, un peu toquées, ne ratant ni messe ni vêpres. On les appelait «ces dames au chapeau vert». La charité chrétienne a-t-elle joué son rôle ? Se sont-elles doutées, à mi-mot, du drame que venait de vivre de leur nièce ? Floria n’a certainement rien dit: mais la situation ne parlait-elle pas d’elle même ? Et elles savaient, leur frère ne le leur avait pas laissé ignorer, que Clara «faisait la vie». Sans doute cela devait-il alimenter leur confesse et leurs discussions, le soir. La vie... Que pouvaient-elles imaginer ? Brimées dans leur enfance par une terrible mère veuve qui avait élevée seule ses trois enfants, elles n’avaient jamais pu sortir du carcan familial, demeurant toujours ensemble, frileusement. Elles  vécurent toujours dans la même maison, celle de leurs parents, de leur naissance jusqu'à leur mort. Leur mère, maman Reine, ainsi qu’on l’appelait, exigeait de ses enfants obéissance et respect en toutes choses, à quelqu’âge que ce fût. Ils devaient, comme elle, aller à la messe tous les matins: les filles s’y plièrent docilement. Même  après sa mort. Le fils, de beaucoup le plus jeune, et le préféré, (tiens tiens...) se rebiffa parfois, tardivement. Un jour, Luc, qui avait trente ans (était-il déjà marié ? ) avait été pris en flagrant délit de mensonge: maman Reine  ayant regardé par la fenêtre l’avait vu partir dans une autre direction que l’église, qui jouxtait l’appartement. A son retour, elle l’aurait giflé. De  rage, il la  prit, elle était minuscule, l’assit sur le haut buffet de la cuisine, et sortit sans mot dire, malgré ses cris indignés:
      — Luc, descend-moi ! Luc, je t’ordonne de me descendre, tout de suite…»
Les tantes soignèrent fidèlement leur mère jusqu’à sa mort, presque centenaire. Les pauvres femmes eurent une vie totalement confite entre église, maison, rares voisines Catholiques amies et prières. Le grand événement était confesse puis communion, quelques oeuvres charitables, et, régulièrement, une visite de Monsieur le Curé. Chez elles, le portrait du pape (Pie XII !) trônait dans la salle à manger, à côté de celui de leurs parents, religieusement fleuris.

    Ont-elles cru à une brouille sans gravité ? Toujours est-il que Floria n’avait pas un si mauvais souvenir d’elles: bigotes, ridicules, mais, à leur manière, généreuses et compatissantes, ne posant pas trop de questions. Dieu veille. Ont-elles eu l’idée de réconcilier leur nièce avec leur frère ? Peut-être, elles l’avaient toujours: le Curé du reste l’avait bien recommandé. C’était leur mission: une mission impossible, car elles révéraient également ce jeune frère né miraculeusement vingt ans après l’aînée, (tiens tiens) fantasque, si intelligent, si riche, si tout, qui jamais ne se trompait et les rudoyait parfois... C’était une contradiction majeure dans leur pauvre existence. Il leur était difficile de seulement lui parler. Elles essayèrent tout de même. Il ne fut pas empressé, s’agaça sans doute, et d’autre part, Floria refusa de le revoir. Du coup, il ne vit plus ses soeurs durant tout le temps qu’elle resta chez elles. Leur frère ! Elles en furent blessées, sans mot dire. Même Floria, il l’avait donc oubliée. Il avait son usine, sa seconde épouse et les enfants de celle-ci nés d’un précédent mariage, qu’il éleva... Donnait-il seulement de l’argent aux deux femmes, qui n’étaient pas riches ? Pour sa fille ? Apparemment, non, même pas. Ou alors on ne le sait pas. Léa voit mal les deux petites vieilles timides le lui demander: y a-t-il pensé tout seul ? Comment vivaient-elles ? Floria, courageuse, intelligente, gagna cependant très vite, et confortablement, sa vie, tout en passant par ailleurs le diplôme de ce qui ne s’appelait pas encore l’expertise comptable, mais en faisait fonction. Elle ne revit pratiquement plus sa famille à Dijon, mais reçut souvent ses frères et soeurs et leur envoya de temps en temps des cadeaux.

    Une embellie, enfin était survenue: Gilberte. Une immense Lyonnaise nature et drôle, aussi différente d’elle que possible, rencontrée au cours d’un concert lyrique, «Les noces de Figaro». Mozart. Un coup de foudre. Jamais les tantes ne firent la moindre objection à leurs relations, à leur vie commune immédiate ; du reste Floria ne leur demanda pas leur avis. Sans doute cela dépassait-il leur entendement ? Tout ce qui était sexualité n’existait pas pour elle. Alors, l’homosexualité... Et puis, Gilberte savait les manoeuvrer: chaleureuse, moqueuse, mais toujours aimable, elle les avait mises dans sa poche en un tournemain. Quelques temps après, Floria et sa compagne  gardèrent, et élevèrent au mieux Régis, le fils d’Anaïs et de Hussein, Anaïs qui vivait en Iran, divorcée et remariée, plusieurs fois, une existence compliquée, nous y reviendrons...




                15 Gilberte et Floria  
                  un foyer heureux
            dans un glauque univers

   Léa se souvient avec émotion de ces deux tantes aimables et bonnes. Chez elles, dans la proche banlieue de Lyon, on se sentait bien: on riait, on discutait, on dissertait, on lisait à voix haute. Jamais l’on ne s’ennuyait. Gilberte faisait le repassage et la cuisine, merveilleusement. Dès le matin, l’odeur se répandait et embaumait: café, gâteaux, biscuits de Savoie... Floria se chargeait des  commissions, de la comptabilité  et surtout... du ménage, une lourde affaire:
      — Quand elle s’y met, ce n’est pas de la rigolade» disait, exaspérée par le dérangement, sa compagne, qui fuyait parfois se réfugier chez les voisins lorsque «la tornade menaçait»: et les meubles que cette petite femme frêle, en apparence, parvenait à déplacer, et l’inextricable et provisoire bazar de bibelots, disques et livres posés partout, et les tapis roulés, battus, soulevant une poussière de puits de mine)… Régis étudiait sans relâche, Nelly, la chienne, faisait des cabrioles sur les tapis persans qu’avait offerts Hussein sans que personne ne s’en émeuve trop... et la musique jouait, jouait. Petites querelles entre elles, comique et tendre énervement de Gilberte:
        — Toi, tu es un bâton merdeux, comme tous les Delage: on ne sait pas par quel bout te prendre !»
Cérémonieuses visites des Tantes Delage, âgées, aussi petites et maigres l’une que l’autre, toujours ensemble, le dimanche, à treize heures sonnantes et le mardi entre  confesse et vêpres:
       — Alors, mes tantes, comment il va le Papounet  en ce moment ? Je me suis laissée dire qu’il filait un mauvais coton ? Bof, il ne peut guère aller plus loin qu’au Paradis, n’est-il pas vrai ?» s’esclaffait l’immense Gilberte, libre penseuse, rigolarde, qui, à elle seule, mesurait et pesait davantage que les deux Delage senior mises bout à bout ; sorties ; concert ; théâtre de quartier...

    Une vie simple, douce, tranquille mais non monotone et étriquée comme chez la bonne Manon  où l’on s’ennuyait ferme. Les voisins parfois venaient prendre le café le soir, ou un verre, en toute simplicité, sans s’annoncer, bavardant, si elles avaient le temps, à la veillée: des gens modestes que Gilberte connaissait bien. L’appartement était à l’origine celui de sa famille: elle avait passé toute son enfance dans ce quartier dont elle fréquentait tous les habitants. Elles aimaient ces gens parce qu’ils étaient mélomanes eux aussi. Oui, on se sentait bien. A aucun autre endroit dans la famille Delage, Léa ne s’est sentie aussi à l’aise, aussi heureuse, que chez ces deux «tantes» lesbiennes, joyeuses et amicales, intelligentes et cultivées, sans chichis. Même Floria, devant sa compagne, dans leur univers coconeux, s’humanisait: ses saillies se faisaient moins méchantes, moins caustiques. Moins seulement. Le couple rappellerait celui des parents de Léa s’il avait été heureux. Gilberte, notamment, avait quelque chose de Léona, qu’elle aimait beaucoup, un peu de sa générosité, de sa cordialité sans afféterie, de sa joie de vivre typique, bourrue et ironique... Et Floria avait quelque chose de Jérôme, en mieux réussi.

      — Allez, allons nous coucher» disait gentiment Gilberte, la prenant par l’épaule, lorsque Floria évoquait trop longuement ses démons, son enfance, Guiseppe, l’agression, sa mère rejetante, Luc, sa fuite...
       — Les araignées partiront demain d’elles-mêmes: on ira sur les bords de la Saône ou voir les bouquinistes: il y a le deuxième tome des Mémoires de Saint-Simon que je cherche depuis que j’ai fini le premier: introuvable, mais on ne sait jamais... Je me damnerais pour le lire, pardon pour tes cul bénis de Tantes…»
Comiquement, elle faisait le signe de croix, un clin d’œil, et elles partaient dans leur chambre claire au dessus de lit de cretonne assorti aux rideaux, bras dessus, bras dessous. La différence de taille et de corpulence entre elles était telle qu’elles évoquaient de loin un couple hétérosexuel, bien que Gilberte ne fut nullement masculine, malgré son allure imposante. Elle avait une voix de soprano magnifique. Floria, autoritaire, décidait beaucoup, il est vrai... Mais Gilberte, mine de rien, savait parfaitement la remettre en place s’il le fallait, ce que l’autre (Floria ? Se laisser rabrouer ?) acceptait de bon cœur, en riant, Floria, mais oui, savait rire ! Un couple formé de personnalités si différentes, mais aimant et harmonieux, indulgent et respectueux l’une de l’autre. Elles étaient généreuses aussi, l’une envers l’autre et envers tous. Floria gagnant fort bien sa vie, Gilberte avait cessé de travailler et la maternait («son bâton merdeux» disait-elle) ainsi que Régis, à temps plein. Elle parvenait cependant à trouver le temps de lire, de jouer de la musique, de chanter, d’aller voir des gens et d’en recevoir. Hussein pourvoyait aux études de «leur» fils et venait parfois le/les voir. La maison était à elles, (enfin à Gilberte): elles étaient plutôt à l’aise: Floria faisait assez souvent des cadeaux à sa compagne, et vice versa.

    Leur vie était parfois comique, égayée par les facéties de Nelly, la petite chienne blanche bruyante et capricieuse, qui urinait parfois (ou mieux encore)... sur le manteau de certains invités, celui de SDP par exemple, imprudemment laissé sur le rebord du canapé.
       — Mais voyons, il y a un porte-manteau ! -avait rétorqué sans se démonter Floria, réprobatrice, tandis que son frère offusqué, son vêtement  à bout de bras, fronçait un nez dégoûté et accusateur- pourquoi l’avoir laissé traîner ? Elle marque son territoire.»
      — Excuse-moi, j’ignorais que ton canapé servait de pissoir à ton cabot.»
Ton cabot ! Gilberte, malicieuse, faussement naïve, entrait aussitôt en lice, épée au poing, défendant sa compagne et leur chienne:
      — C’est curieux: elle a fait la même chose à Lisette le mois dernier, juste sur son vison...» observait-elle, perfide. Sous entendant que la malicieuse petite louloute, pas si mal avisée que cela, n’aimait pas les bourgeois, les sucrés... remarque qui fit rire sans retenue IMA et sa fille: SDP était au bord de la crise:
       — Excuse-moi de ne pas avoir une tête qui convienne à ton chien... Y a-t-il un teinturier, dans ton coin ? Car nous n’allons tout de même pas reprendre la voiture avec «ça» sur mon pardessus...»
Jérôme, comme Lisette ! si élégant, si retenu, interloqué tout de même, ravalant (mal) son ire, devant le culot de sa redoutable aînée et l’ironie nature de sa compagne, cela pimentait la sauce.

   Un chenil «mal tenu» où elles avaient dû laisser Nelly un week-end... et les bouderies supposées de l’animal qui avait vu son coussin lacéré par un affreux congénère...  et le vétérinaire incompétent... et Régis extrait de ses livres, auquel on tendait de force son stéthoscope avec l’animal vociférant, afin qu’il confirme ou infirme  le diagnostic du confrère... et qui s’y refusait, courroucé:
     — Mais, je n’y connais rien, moi, aux clebs, et elle va encore me pisser dessus en représailles...» à qui l’on rétorquait posément:
     — Suppose que c’est un homme, enfin, une  femme: elle a un cœur comme nous, non ? »... Ils  étaient si drôles...

   Gilberte  mourut la première, d’une crise cardiaque, dans la nuit, sans bruit, sans souffrance peut-être. Floria, écrasée de chagrin, la fit enterrer dans un caveau construit à cette occasion, où, effondrée par cette mort inattendue, ayant perdu toute joie de vivre, -cet élan que Gilberte avait su lui insuffler tout au long de leur vie commune-, elle décida de la rejoindre «le plus tôt possible»: trente ans après, elle vit toujours, petite femme sèche de cent-un ans. Régis et sa femme s’en occupent: elle réside dans une maison de retraite, à un jet de pierre de leur ancien appartement, et se porte bien. Elle est cependant sourde mais refuse de mettre son appareil. Il faut tout lui écrire: elle répond. Ce n’est pas grave car elle a toujours beaucoup lu. Mais Régis proteste: cela prend du temps. Elle répond ironiquement qu’elle en a encore, du temps, elle, si lui n’en a déjà plus... Elle n’a rien perdu de son humour. Lorsque l’on songe que de petits esprits se demandent si des lesbiennes peuvent adopter un enfant...

  16 Lisette: du caf’conc au Lion’s Club

   A Dijon la vie se poursuit... Jérôme a trois ans à peine. Sophia, elle, a déjà accouché de Marthe, qui fait l’admiration de tous: enfant, elle est une blondinette assez mignonne. Cela se gâtera par la suite. Sans doute est-ce cette image de sa fille qu’a conservée définitivement Sophia ? Elle semble ne pas l’avoir vue changer, s’alourdir, au fil du temps. Marc travaille, mollement, mais il travaille. Est-il déjà chauffeur de taxi ? Non, sans doute: il a un poste à la Mairie, probablement subalterne puisque les Delage n’en disent rien. Factotum, homme de confiance ? C’est Marc, si grand, si beau: qu’y peut-on ? pensent ses soeurs, confuses. «Il est ainsi.» Pendant longtemps, le jeune couple  restera encore chez Clara. Certains des enfants en veulent à Floria, si  efficace, si capable de redresser la barre, d’être partie  au loin: Jérôme, notamment. Il ne sait pas, ne veut pas savoir, ne saura jamais ce qui s’est passé avec Guiseppe. Lorsque Léa y fera allusion, furieux, il le niera: ce sont des histoires qu’elle raconte afin de justifier son abandon de la famille après qu’elle eût, elle, largement bénéficié du faste passé. Une égoïste. Peut-être. Qui sait ? Mais par ailleurs, contradictoirement, il dira, comme Manon:
        — Guiseppe, lorsqu’il était ivre, était parfois effrayant.
On y vient, Hercule.

Il faut tout de même pondérer: Manon trouve périlleux d’aller seule, le soir, prendre un café à la brasserie Georges, distante de sa maison de deux cents mètres. Elle reprochera sa témérité à FG et ne parviendra à dormir qu’une fois sa nièce -cinquante ans !- «rentrée» au chaud.
       — Je peux demander à Laurent de te venir chercher si tu veux ? Non ? Tu es sûre ?»

   Dans la famille, le saphisme de Floria n’est jamais mentionné. Seule Léa, quarante ans après, osera lever l’omerta, violemment rabrouée par Jérôme et faisant rougir de confusion la bonne Manon, soufflée.
      — Léa !»
Il faut dire que, devenue âgée et en quelque sorte veuve, Floria elle-même offrait des pistes. Un jour que sa belle-sœur Cévenole, qui les avait toutes reçues pour un anniversaire, avait fait dormir Sophia avec Manon, et l’aînée  seule, dans un grand lit, celle-ci, le matin, dans la cuisine, la questionna, sur le ton scandé, gentil mais inquisiteur d’une presque mère qu’elle adopte envers la «jeune» Léona.

     — Ma chère Léona, j’ai une question à vous poser: pourquoi avez-vous fait dormir ensemble Sophia et Manon, et moi, toute seule ?»
Interloquée, Ima ne sut répondre:
     — Ca s’est fait comme ça… Je ne sais pas... J’ai du avoir la flemme d’ouvrir la chambre bleue, sinon, je les aurais séparées elles aussi...»
     — Mais cela n’explique rien, et, du reste, j’ai très bien dormi et je vous en remercie. Mais il doit bien y avoir une raison: pourquoi n’avoir pas choisi de me faire dormir avec l’une ou l’autre, et la troisième, seule ?»
Léona était troublée. Voilà bien le genre de question de Floria. Elle bafouilla, puis trouva, soulagée: 
       — Eh bien, ça doit peut-être être, inconsciemment, je n’y ai pas pensé, mais puisque vous me le demandez, parce qu’elles ont été mariées et non vous. Elles ont donc eu l’habitude de dormir avec quelqu’un, et vous pas ?»
    Léona, confusément consciente que quelque chose se tramait, interrogeait plus qu’elle n’affirmait: était-ce acceptable, comme argument ?
Floria éclata d’un rire clair et moqueur, sans méchanceté aucune: le cas est rare:
       — Ma chère Léona, votre candeur m’émouvra  toujours... 
Ahurie, Ima remplit la cafetière, et, dès que Floria partit en ville, dans l’intention belliqueuse de faire réparer des chaussures en vernis noir fort mal adaptées à la campagne qu’elle avait imperceptiblement rayées, elle s’en ouvrit à sa fille, devant Sophia et Manon .
        — Floria décline, hélas, malgré sa culture et ses lettres. Sais-tu ce qu’elle m’a dit ce matin... 
Ima relata. Léa rit à son tour, aussi clair que Floria:
        — Elle ne décline pas du tout. Elle a voulu te dire qu’elle et Gilberte étaient lesbiennes. Candide, en effet, l’image est parfaite...
        — QUOI ?  Que dis-tu ? Oh !
Ima ouvrait des yeux ronds, même pas fâchée.
         — Je dis qu’elles étaient les-bie-nnes...

    Léona aussitôt, devant ce scoop inouï, regarda les deux autres, qui poussaient des «Oh» et des «Ah», sans trop de vigueur chez Sophia, plutôt par convention, semblait-il, puis elle appela son mari à tue-tête: un manque d’élégance que Jérôme ne lui pardonnait pas, mais cela valait la peine.
          — Sais-tu ce que viens de me dire Léa ?... Dis-le lui, toi... Elle a des idées bizarres... Viens immédiatement qu’elle t’explique...

    C’est ainsi que, pour la première fois, malgré SDP qui s’étouffa de rage, nia, puis prétendit qu’il ne s’en souciait pas, malgré Manon qui ne cessait de répéter comme un disque rayé:
           -- Léa, voyons, Léa, voyons…»
L’omerta fut levée. Floria avait quatre-vingt-trois ans.

    Mais Sophia, dans son coin, ne disait rien. Léa observa qu’elle était peut-être plus lucide que les autres jusqu’au moment où celle-ci, conciliante, déclara:
          — Autoritaire, fichu caractère, bon, d’accord, y a pas de quoi en faire tout une histoir’ tout d’mêm’...»
Elle ne savait pas ce que voulait dire lesbienne. Attribué à Floria, elle avait traduit au hasard le vocable par «autoritaire». Léona, heureuse d’avoir trouvé plus naïve qu’elle, se fit un délicat plaisir de le lui expliquer. Suivant à tout hasard le courroux du «p’tit Jérom’», Sophia nia à son tour, farouchement, lorgnant Léa de façon peu amène. Quelle nièce, Madona ! Dire que c’est la fille du meilleur de tous. Et d’Ima aussi, il est vrai.

   Vient ensuite, donc, Lisette, qui la suivait de près: blonde, chichiteuse, élégante et un peu terne, à côté de l’aînée. Fragile des os (?), elle fit, enfant, de longs séjours réguliers à Berck, dont elle ne dit rien, d’où elle revint, coupée de tous, mais guérie. Et, selon les autres qui la surnommèrent Jordonne, avec un exécrable caractère. Après le divorce, Tantie, dont elle portait le nom, souvent modifié en Lisette, la prit aussitôt en main, à Paris et à Hermanville. Lise, qui, malgré son âge, était toujours lancée dans le milieu de l’art lyrique et encore adulée par une cour d’admirateurs fidèles, -c’est, du reste, l’un d’eux, un homme politique, qui lui offrit la belle demeure en bord de mer, un «modeste cadeau déposé aux pieds de sa belle Diva, afin qu’elle ne l’oublie jamais»-  voulait à tout prix faire une chanteuse, fût-ce d’opéra comique (la honte ) de cette frêle poupée sucrée au minois souffreteux, la seule nettement blonde des filles de Clara, considérée alors, à ce titre, comme la plus classiquement jolie. Les autres, sauf Manon, étaient toutes plus ou moins rousses, comme le père, y compris Jérôme, le peut-être bâtard. Ce sera raté: même pour le music-hall, un déshonneur encore pire, elle n’a pas suffisamment de voix. Tantie essaiera alors la danse. Pour le classique, la voie royale, il est trop tard, malgré les quelques leçons que Clara lui a fait donner, comme à toutes ses filles. Ce sera donc la revue. Là, on touche carrément à une indignité sur laquelle tous se montrent extrêmement discrets, plus encore que sur le saphisme de l’aînée. Elle se cassera aussitôt la hanche au cours d’une répétition. Ces froufroutantes demies nues en paillettes et talons aiguilles sont en fait des sportives de haut niveau. C’en sera fini de toute carrière. Elle se mariera avec un ami de Tantie, plus très jeune, que celle-ci, voulant enfin la caser, lui a fait rencontrer.

   Passant sans transition des tournées voyageuses de caf’conc’, bohèmes, drôles mais épuisantes, caravanes, rigolades, promiscuité et engelures, à la bourgeoisie morne et compassée du seizième arrondissement, elle aura, là, enfin, trouvé sa voie:  il n’y aura pas de meilleure épouse, plus convenable, stricte Catholique et froidement guindée que cette ancienne danseuse de french’cancan. Pierre, son dentiste de mari, d’origine Turque et Juive, fut au contraire un brave homme rondouillard et sans chiqué -un parvenu disait Floria- littéralement fasciné par sa jeune femme, si blonde, si chic, si élégamment distante, qui jamais ne dérogeait. Elle le flattait, il la rassurait : ils formeront un couple convenu mais heureux. Bref, car Pierre mourra prématurément, laissant sa femme et sa fille dans une relative gêne: bon vivant, menant joyeusement grand train, et surtout désireux de mériter cette épouse si classe, il n’avait pas prévu, en effet, l’infarctus qui l’emporta à cinquante ans. Leur fille unique Marie-Line, baptisée en grande pompe, dans le seizième, fréquentera des lycées huppés, et deviendra médecin.

   Devenue veuve, mais tenant plus que jamais son rang de jeune douairière, fût-elle financièrement dans une situation moins glorieuse qu’auparavant, Lisette recevra, ne pouvant faire autrement, en bout de chaise, une heure à peine, pour un thé distingué, porcelaine de saxe et pince à sucre en vermeil, Léa étudiante venue s’installer à Paris où elle ne connaissait encore personne: sur recommandation de son père, elle lui avait téléphoné pour s’annoncer. Elle ne l’avait vue qu’à des enterrements, sauf une fois où ils étaient passés par Saint-Ambroix alors qu’ils partaient pour Marbella ; Léa gardait un souvenir enchanté et précis de Pierre, qui lui avait parlé comme à une adulte, longuement… Mais la seule image qui lui était restée de sa tante était un mirobolant chapeau haut perché et des escarpins à talons aiguilles vertigineux, en vernis noir: au milieu de ces deux extrémités, rien.
      — C’est Léa…
      — ?
      — La fille de Jérôme…
      — Tiens ? Quelle surprise. Depuis le temps…
      —  Je suis à Paris…
      — Ca alors… Tu n’as pas de chance pour le temps, n’as-tu pas vu ? Cela doit te changer de ton midi, dis donc. C’est épouvantable. Nous voulions presque aller à Hermenonville (la maison de campagne) ce week-end avec Marie-Line tant on en a assez de cette pluie, d’ailleurs je crois qu’on va s’y résoudre, quoique là bas ce ne soit guère mieux mais enfin... Comment va Jérôme ? » Bla bla bla…
Au moment où il n’y avait plus d’échappatoire possible, la conversation patinant inexorablement vers son finale, elle finit par lui proposer de venir prendre un thé boulevard des Italiens quand elle voudrait, le sur lendemain à cinq heures trente par exemple.
(La fille d’une gauchiste et d’un raté, fût-il son jeune frère, enfin, que faire ?)

   Le jour J, elle exposa sans ambages à sa nièce éberluée qu’elle avait «sa vie et aucun temps disponible»: ce thé de bienvenue si chic serait donc le premier et le dernier. Elle lui donna toutefois l’adresse incomplète de la cité universitaire du Boulevard Jourdan où l’on trouve des chambres confortables à un prix très modique. Léa s’y rendit, y rencontra Nathan qui gardait la loge tous les soirs: on connaît la suite. Ce fut tout pour vingt ans.

  Lorsque Lisette fut âgée, malade, puis, mourante, Léa, entre temps mariée à Nathan, l’appela régulièrement et conduisit même plusieurs fois Jérôme chez  elle, dans sa lointaine banlieue. A l’une de ces occasions, il lui fut reproché, discrètement, de ne jamais venir seule. Jérôme, qui l’apprécie -elle est la sœur qui lui ressemble le plus- reprendra à son compte, sévèrement, l’observation.
      — Tout de même, tu exagères…»
Ce fut l’une des rares fois que Léa l’affronta directement:
      — C’est elle qui ne tenait pas à me voir, du moins au début, et non moi...»
      — Evidemment, avec tes attitudes, tes provocations incessantes... Et tu t’étonnes ensuite d’être blackboulée...»
Léa ne se démonta pas:
      — Je ne crois pas: c’est plutôt parce que, selon ses critères, c’est vous, papa, qui n’avez pas très bien réussi dans la vie et non moi... »
SDP, figé, dévoilé, préparait une cinglante réplique. Ou, faute de mieux, une gifle que FG, méfiante, s’apprêtait à parer. Mais Léona, présente, prit pour une fois le parti de sa fille, en riant:
      — Mais tu le sais pourtant bien, mon coco, que tu es le raté de ta famille: voyons, comment pourrait-il en être autrement, avec une femme comme moi ?»
Elle lui caressa les cheveux, comme un enfant. Dompté, il daigna même demi sourire.

   Un des traits de SDP, commun à tous les faibles, est de faire porter à d’autres le poids de problématiques, fussent-elles futiles, qui sont seulement siennes. Sa fille constitue son bouc émissaire idéal. Il en a plusieurs en réserve, toujours disponibles dans sa fantasmagorie idéale: Nadine, (la femme de Matthieu, le frère de Léona) Jacques, (leur fils) Mme Rivas (la femme de ménage)... Jérôme leur fait, en privé, jouer un rôle de composition qu’il leur a dévolu de tout temps sans qu’ils n’en sachent rien. Ainsi, s’il refuse de recevoir un ami de Léa, homosexuel connu, ce n’est pas lui que cela le gêne, il est évidemment très au dessus de «ça», mais c’est Nadine qui «ne comprendrait pas, tu sais comment elle est» ou Madame Rivas... Nadine qui a cependant reçu chez elle, sans sourciller, une jeune parente par alliance pittoresque, crête rouge vif, pull déchiré et rangers boueux:
       — C’est la nièce de Ginette, donc la mienne à présent. Son allure ? C’est la mode, chez les jeunes, il paraît: au début, ça choque un peu, mais ensuite, on n’y fait plus attention» a rétorqué cette innocente à Jérôme qui l’avait rencontrée dans Saint-Ambroix en ce curieux équipage et avait haussé un -pas deux- sourcil réprobateurs. Léa, elle, a été choisie par son père pour incarner la Gauchiste Faiseuse d’Histoires qui contraint les gens en place à ne pas le fréquenter. Que son incapacité, selon les critères Delage, à réussir soit en l’occurrence seule en cause, ne lui effleure pas l’esprit. Inversant la cause et l’effet, il occulte immédiatement une si intolérable pensée. Léona, rarement, le remet à sa place. Parfois, ironiquement, parfois, durement. Il encaisse.

   De sa sœur puînée, Floria, sévère et concise, dit simplement:
     — Elle était désespérante, la pauvre. Ni maman ni même Tantie n’ont jamais rien pu faire d’elle: et ce n’est pas faute d’avoir tout essayé… Il a fallu la marier.»

   Hyper autoritaire, («Jordone»), Lisette tint sa fille sous sa coupe au point qu’il lui arrivait de s’écrier au sujet du divorce de celle-ci:
    — Nous avons divorcé car ce n’était plus tolérable d’être à ce point bafouées…» «Elles» divorcèrent donc. Ce fut dramatique. Pour sa fille.

   Marie-Line ressemble en tout points à son père. Petite et ronde comme il le fut, elle s’impose de draconiens régimes, croyant que son mari l’a trompée parce qu’elle était trop corpulente. Du coup, elle en devient presqu’anorexique. Gentille, nature, médecin avant tout, elle soigne volontiers la famille par téléphone. Léa ne l’oublie pas: elle interrompit une consultation pour lui donner les normes chiffrées un jour où, inquiète pour sa fille, elle avait reçu le résultat de ses analyses, que le psy qui la suivait disait «préoccupantes» sans vouloir préciser davantage:
    — Venez demain, je vous expliquerai.»
Couvert de dettes, il avait pris l’habitude de se faire payer deux consultations, l’une pour l’enfant, l’autre, au noir, strictement pédagogique, pour la mère à laquelle «il expliquait». Pour cela, encore fallait-il la tenir dans l’angoisse. Marie-Line éclata de rire devant la manoeuvre:
    — L’analyse est normale, ma chérie. Ou trois fois rien d’écart. Ne t’en fais pas: c’est un con… 
Léa l’a, à son  tour, aidée pendant son douloureux divorce. De même, Marie-Line l’a soutenue à la mort de Léona, d’une erreur médicale, sans souci de couvrir le confrère cardiologue qui, appelé par Léa, avait refusé de se déplacer:
    — Vous êtes trop angoissée, je passerai ce soir, pas maintenant...
    — Ce sera trop tard... » En effet.

   Les relations de Léa avec sa cousine sont étranges: cordiales, mais uniquement téléphoniques. Elle se demande parfois si Marie-Line, comme Lisette autrefois, n’a pas un peu honte d’elle ou de son père: n’est-elle pas, toujours, la fille de Jérôme et de Léona, (Ima !) la cousine du midi ?
Mais les choses ne sont pas si simples, nous le verrons.

   Marie-Line semble avoir honte de son père, Turc, et, sur ses papiers d’état-civil, elle est même allée jusqu'à changer son nom. Aïm Lévy est devenu Pierre Achard. 
     — C’était trop exotique à mon goût» répondit-elle à Léa, qui le lui reprochait.
C’est sans doute Lisette qui a poussé sa fille à cette trahison.
Marie-Line n’a pas d’enfants. Comme Anna, elle juge que cela suffit: de son côté, la famille finira avec elle.

   Lisette qui cependant n’est pas celle qui a le mieux réussi dans la vie, est la seule des tantes Delage qui ait aussi ouvertement rejeté Léa. Une observation, peut-être, fait école: dans cette famille, ce sont ceux qui, selon leurs critères, ont relativement échoué à l’accession ou à la ré accession à la grande bourgeoisie traditionnelle qui se montrent ensuite les plus sourcilleux dans leurs relations familiales ou sociales. Cela pose question, Hercule...

















     17 Du vaudeville à la tragédie:
            une famille d’acteurs

   Qui sait si le repli hautain de certaines d’entre elles ne provenait pas, à l’opposé, du désir prégnant de cacher une situation au fond peu glorieuse ? Veuve, Lisette fut ensuite plus ou moins entretenue par un homme âgé riche et exigeant. On comprend alors que ce soit celles qui furent les plus fragiles socialement qui se montrèrent aussi les plus farouchement soucieuses de ne pas déroger. Elles s’isolèrent: leur attitude est plus pathétique qu’odieuse. Voulaient-elles donner le change ? Lisette ne représente qu’un cas extrême. N’a-t-elle pas simplement manifesté ici une tendance que Jérôme a, lui aussi, poussée assez loin ? C’est une famille d’ambitieux, de comédiens: comme tous, sans doute. Mais chez eux, c’est presque professionnel. S’ils croient avoir déçu, et ils ont toujours plus ou moins déçu, ils se rencognent, affectant de ne pas daigner fréquenter ceux dont, en réalité ils redoutent le regard… Ils s’imaginent, que ce soit vrai ou faux, que le reste de la famille les juge et a mieux «réussi». Chacun pose: mais ils ignorent le bluff des autres. Chacun se croit alors seul à jouer la comédie: il importe donc de ne pas trop frayer avec le public afin de ne pas être démasqué.

   Dans la famille, il y a les acteurs-metteurs-en-scène-dirigeant la distribution... et les spectateurs de la revue. Mais la limite n’est pas nette et  les rôles peuvent s’inverser.  Les plus naïfs, -le public- s’y laissent parfois prendre: ainsi, Jérôme et Manon croient-ils que Lisette ou Anaïs penseraient déroger en consentant à leur société. Il n’en est peut-être rien, au contraire, mais elles ont manoeuvré pour les en persuader. Parmi les acteurs, on «sait», plus ou moins. Mais, dans cette pièce très compliquée, chacun a eu son petit rôle devant un public divers. Cette comédie finit parfois -non, toujours- en tragédie: les enfants eux-mêmes sont entraînés malgré eux dans le mouvement. Ainsi Virginie, veuve, dans le besoin, est-elle évincée avec Marthe, sa mère, dont elle est cependant la victime ; et Régis, avec Anaïs, parce que celle-ci est snob. Que Régis, lui, ne le soit pas importe peu: il est son fils. De même, Léa est rejetée par Lisette, dans la même foulée que Jérôme et Léona qui, laisse-t-elle croire -par pose ?- seraient trop bas situés pour elle.  Mais ensuite Anaïs renouera tout naturellement avec son frère, qui par contre maintiendra son veto envers Régis ; et Lisette, toujours froidement distante envers Léa, recevra Jérôme presqu’aimablement. Presque: mais SDP, qui l’aime autant qu’il puisse aimer quelqu’un, sauf Sophia, s’en contentera. Les Delage, à l’exception de Manon, s’ils ne sont guère, le plus souvent, des parents, ne sont pas davantage des oncles et des tantes, et ils font volontiers porter, en dépit de toute vraisemblance, aux enfants de leur fratrie les travers et fautes de leurs géniteurs. Ces défauts, ces rebuffades, ils finissent par se les pardonner entre eux, mais à leurs neveux et nièces, jamais, même et surtout si elles sont imaginaires. Un transfert pervers dont la génération d’après est systématiquement  victime. Si, longtemps après une «absence de son», ils finissent par se revoir avec un certain plaisir, ils ne tiennent guère à renouer -ou à nouer- avec leurs neveux, ni même à ce que leurs propres enfants fréquentent leurs cousins -malgré quelques regrets de surface-.

   Anaïs poussera assez loin ce comportement, à sa manière intéressante, naïve et claire: en vacances pour quelques jours chez Léona, elle «interdira» à Léa d’appeler Régis, son fils aîné, se montrant alors curieusement blessante envers «sa nièce préférée» chez qui elle se trouve cependant:
    — Voyons, Régis est trop occupé, de toutes manières, pour te répondre... Pense un peu, à la fac, avec toutes les responsabilités qu’il assume…»
Léa, stupéfaite, passera outre le veto, ce que sa tante n’appréciera pas:
     — Tu l’as dérangé ? Toi alors ! Il va m’en vouloir !»
Anaïs veut-elle se servir de son fils contre sa nièce ? Oui: à ce moment-là, elle en veut en effet... à Léona, qui l’aurait trop piètrement reçue, et surtout aurait refusé de lui laisser diriger l’organisation d’une réception comme elle l’entendait.

  Le clash fut évité de justesse.
     — Mettez plutôt les desserts sur le guéridon du hall, Léona, parce les gens n’auront plus de place autour du buffet…
Ima refusa, non que l’idée ne fût pas bonne, mais enfin ce n’était pas la sienne. Inconsciente de son impolitesse (?) Anaïs insista:
     — Je vous assure Léona… A Téhéran, nous étions souvent trente à table… »
Veut-elle signifier par là qu’Ima est une déplorable maîtresse de maison, une rustique peu habituée à recevoir élégamment ? C’est le cas en effet, mais cette déficience d’habitude ne la dérange nullement ; lorsque c’est Manon qui suggère, avec plus de tact il est vrai, elle lui laisse volontiers le soin de régler tous ces «trucs qui m’emmerdent.» Seul, le parc constitue son domaine que personne n’a le droit de toucher.
    — Ecoutez Anaïs, laissez-moi faire comme je l’entends.

   C’était sec, sans appel. Le volcan montait en pression. Anaïs se rencogna dans son fauteuil, une moue de dépit aux lèvres et faute de mieux entreprit aussitôt, avec un succès immédiat, de séduire Nathan:
     — Alors voilà donc mon neveu libanais ! Venez vous asseoir, que l’on fasse un peu connaissance, depuis le temps que je voulais vous rencontrer. Vous êtes de Beyrouth ? J’adore le Saint-Georges, on y allait tout le temps avec Hussein lorsqu’on revenait de Crimée. Vous habitiez en face ? Quelle chance ! Cette vue sur la baie, c’est magnifique. Figurez-vous que j’avais justement un ami qui…»
La robe de soie, trop légère, les fenêtres, ouvertes: en s’agitant, ses jambes, encore magnifiques, se découvrirent d’un coup ; elle éclata de rire:
    — A mon âge, ce n’est pas grave, n’est-ce pas, et devant mon neveu en plus…» Nathan s’animait, la servait: un imperceptible accent libanais pointait dans son phrasé, signifiant chez lui joie et détente.
    — Qu’est-ce qu’elle est bien, cette tante-là, dis donc, à son âge, tu verrais ses jambes, cela change des autres coincées, dommage qu’on ne l’ait pas connue plus tôt… susurra-t-il, émoustillé, à l’oreille de Léa qui revenait de la cuisine chargée de victuailles.
     — Continue de la brancher, joue la lui beau-frère de Jo, carrément le grand jeu: ça chauffe avec maman » rétorqua froidement Léa. 
Du coin de l’œil, Anaïs surveillait sournoisement le buffet. Elle ne put retenir un mouvement de mains satisfait lorsque Michèle, bousculée par Coco un peu éméché, lâcha son assiette qui éclata au sol.
     — Il faudrait…
FG coupa aussitôt:
    — Ouvrir le boudoir, tu as raison… Cela permettrait aux gens de fumer…
Coco approuva avec ferveur:
    — Et de picoler sans risques…
    — Ou alors…
     — Veux-tu aider Nathan à transporter les plats s’il te plaît ?
Anaïs haussa les épaules et s’exécuta. Léa entendit son mari, homme du monde parfaitement stylé, mentionner comme par hasard le nom qui fit immédiatement l’effet escompté. Le moteur ronflait, Anaïs ne pensait plus qu’à ça, elle était donc la tante du beau-frère de… bref ça venait de loin mais au bout il y avait tout de même une célébrité des affaires. Léa fila à la cuisine, le cœur battant.
    — Maman, les clop de Coco, ça donne des quintes à Nathan, tu ne penses pas qu’on pourrait le caser à côté ? Il fumera et picolera tout son saoul et…
L’argument porta. Léona aime bien Coco, celui que tous les Delage dédaignent. Et elle tolère Nathan, depuis qu’il est le père de sa petite-fille.
    — Tu as raison. C’est tout de même mieux que le guéridon.
Ouf, ça avait passé.

  Passé ? Pas tout à fait.
On retrouve le même processus, toujours: Anaïs en veut à Léona, c’est donc sa fille qu’elle essaie d’humilier... par son fils interposé.

   De même, à Paris, Lisette «interdira», sous prétexte de ne pas laisser la «bonne» sans surveillance («on ne sait jamais, avec ces filles») à Marie-Line qui a cinquante ans et qui vit dans la maison jumelle de la sienne, de venir saluer Jérôme et Léa qui se trouvent chez elle, une visite que celui-ci lui rend environ tous les dix ans, et à laquelle il s’est résolu cette fois, malgré son propre état de santé, parce qu’il sait que ce sera la dernière. Marie-Line, après quelques hésitations qu’entendra distinctement Léa:
    — Tout de même, juste une minute...» obéira, comme toujours. Jérôme et Léa, qui apprécie sa cousine, repartiront donc sans l’avoir vue, celui-ci ulcéré que sa nièce n’ait pas daigné accomplir les dix mètres qui la séparaient de lui. Léa aura beau lui relater ensuite la conversation entre Lisette et sa fille, rien ne le fera décolérer:
    — Allons, voyons, tout est dit, cela suffit, ne m’ennuie plus jamais avec ça…»
Il refusera ensuite qu’elle appelle Léa lorsque celle-ci se trouve à Saint-Ambroix, chez lui:
    — Si elle te téléphone chez moi, je te préviens, je lui raccrocherai au nez... »
Et effectivement, il laissera de manière audible l’appareil du premier étage décroché pendant toute la communication, fort longue, que Marie-Line, malgré son veto implicite, avait osé passer à sa cousine, au Ranquet. Le tic tac de la pendule et le carillon mélodieux qui égrenait les heures ne laissait rien ignorer à Léa et à Marie-Line de l’ire du maître des lieux qui suivait attentivement toute leur conversation au bout de la ligne. Par la suite, Marie-Line ne prévint personne de la mort de sa mère et elle suivit seule le cercueil jusqu’au tombeau.

   Elle reprochera à tous leur indifférence. Léa lui relatera l’histoire qui avait blessé son père: n’aurait-elle pas dû la comprendre seule ? Pas forcément. N’oublions pas, Hercule, que nous sommes chez les Delage, des gens compliqués. A aucun moment Lisette n’avait laissé entendre à sa fille que son frère et sa nièce la savaient chez elle. Un peu sourde, elle ne se rendit nullement compte que sa Léa avait suivi tout leur dialogue, depuis son interdiction sans appel jusqu’aux timides objections de sa fille.
     — Elle ne peut pas venir» avait-elle simplement énoncé après être revenue au salon. Si elle avait voulu brouiller son frère avec sa fille, elle s’y serait pas prise autrement: cela fonctionna. Jérôme, s’il ne lui en tint aucunement rigueur, ne pardonna en effet jamais… à sa nièce. Les explications de sa fille ne le convainquirent pas.
     — Tu ne vas pas me faire avaler ça, elle a cinquante ans tout de même, et elle est médecin en plus…
Perverse, Lisette ? Peut-être: des histoires du même type exactement, relatées par Anaïs, Manon et Floria, sont devenues mythiques. Pitoyable, plutôt.

   Jérôme ne reviendra plus à Paris, ne reverra jamais sa sœur ni, bien sûr, sa nièce. Ainsi, les Delage rejouent-ils à l’infini la même pièce, vaudeville ou, à la fin, tragédie. Ils ont peur. Lisette redoutait-elle que sa fille, naïve et nature, ne parlât à Léa de sa vie passée, lorsqu’elle fut entretenue par un (des ?) amant/s âgé/s ? La fille de Léona ! Anaïs craignait-elle que Régis, ironique et concis (comme Floria) ne dévoilât sur elle quelqu’histoire du même ordre du temps où elle était en Iran ? Nous y reviendrons. Le mensonge, le double jeu isolent: il faut ensuite fermer les portes au public, à jamais. Inventer des histoires compliquées, manipuler, concocter des affronts mine de rien afin que les victimes d’elles-mêmes se détournent. Au dernier acte, la pièce est devenue un drame. La rupture des cousins est totale. Ils ne se connaissent pas ou plus: tout est trop compliqué.
L’image de Marie-Line suivant seule le cercueil de Lisette est poignante et révélatrice. De même ensuite Régis… De même… De même… 

   Lorsque Léa reprochera à son père de blackbouler Régis, il lui sera répondu qu’il a refusé, lui, de venir: mais «on» ne l’avait pas invité. Il ajoutera alors que Régis est de toutes manières trop chic pour les fréquenter et qu’il ne va pas s’abaisser à le courtiser pour encourir son refus  etc... CQFD. Et cependant il reçoit Anaïs qui l’a ignoré quarante ans. Mais le snobisme joue également dans les deux sens: aux deux bouts, Virginie est exclue parce qu’elle est la fille de Marthe, («C’pââ’m’fôôt’s’j’sui pââ b’en»)… et Régis, parce que trop haut situé. De plus, nous l’avons vu, les parents exigent de leurs enfants qu’ils se plient docilement à leurs veto: ainsi Léa, à la mort de sa mère, n’ose-t-elle pas téléphoner à ses cousins pour les prévenir: elle se trouve à Saint-Ambroix. Elle le fait en cachette, sur son portable. Jérôme, on a vu à quel point, n’apprécie pas qu’elle parle à ses cousins, même en de telles circonstances. Ensuite, il leur sera reproché de ne pas s’être manifestés. Comme fit Marie-Line… etc etc

   Ce jeu cruel, injuste, absurde détruit parfois les plus faibles, les enfants: Marie court le risque d’être recrutée dans un réseau de prostitution sans que personne ne le sache ou ne s’en s’émeuve ; Alain est maltraité puis abandonné sans que quiconque n’intervienne: on l’ignore... Et Léa subit, tout en entendant chanter les louanges de Jérôme, sans mot dire, jusqu’au moment où elle éclatera enfin: à cinquante ans, Léona morte. Et les autres cousins dont elle ignore tout, qu’elle n’a même jamais vus, les enfants de David, par exemple ; le fils  d’Antoine ; ceux d’Eric ; la fille cadette de Marthe, qu’ont-ils à dire ? Qu’ont-ils vécu, eux ? Léa se sent prise d’un vertige: combien de cadavres y a-t-il encore dans les placards des coulisses ? 

   Chacune des soeurs, suivant un jeu qu’elles croient imposé par les autres, en réalité, l’impose à tous. Elles se ligotent mutuellement. Des brouilles compliquées, jamais explicites, remontant à des décennies, sont censées justifier le total isolement de chacune par rapport aux autres, le nec plus ultra étant de laisser croire à celle que l’on dédaigne qu’elle est la seule exclue, l’ensemble formant soi-disant un bloc uni hormis celle-là. Les histoires filent, toujours reprises, des deux côtés, avec justifications et rebondissements divers. Comédie. Vaudeville. Boulevard. Tragédies. Anaïs serait venue d’Iran, et, de passage à Dijon, serait allée voir Manon, ne l’ayant prévenue que la veille (?)... qui n’aurait pu la recevoir ce jour-là, ayant prévu de longue date une sortie avec des amis qu’elle ne décommanda pas... Manon se justifie: Anaïs, richement remariée, n’avait pas daigné la voir au cours de ses autres voyages...  Mais, à nouveau divorcée, n’ayant plus le même rang à tenir, elle aurait alors tenté de renouer, à sa manière, cavalière:
    -- Je suis là, je vais passer ma chérie... à demain…»
Léa l’a longtemps cru. Mais... si c’était le contraire ? Si Anaïs avait été gênée par son remariage, -peut-être même honteuse-, qui sait ? Et si elle avait profité de son divorce pour aussitôt contacter sa cadette ? Les deux sont également possibles. Il n’en reste pas moins que, ulcérée, Anaïs repartit sans retourner chez Manon, comme celle-ci le lui avait demandé, le lendemain. «Trop pressée: mes affaires m’attendent...» Quelles affaires ? 

    A son prochain voyage, elle s’invita ostensiblement chez Sophia, Sophia qu’elle affectait d’habitude de ne plus connaître et qu’à force, elle ne connut réellement plus, la confidente pourtant de ses jeunes années, toujours attentive et indulgente, en négligeant intentionnellement Manon, sa proche voisine, et en manoeuvrant finement pour que celle-ci n’ignorât rien de sa visite... Un coup de fil à un ami qui devait la rappeler, à qui elle avait dit qu’elle se trouverait, soit chez l’une, soit chez l’autre fit l’affaire. Sophia, peu rancunière, la reçut à bras ouvert, les larmes aux yeux:
     — Depuis le temps, ma Lolotte...»
   Car Anaïs s’appelle en réalité Charlotte, comme l’héroïne de Werther qu’incarnait Tantie au moment de sa naissance. Elle haïssait ce nom, et surtout le «Lolotte» Sophiesque qui s’ensuivait, trop plébéien: Sophia ne s’y habitua jamais. Sans malice, elle continua à user du «Lolotte», quand ce ne fut pas «la» Lolotte. Faisant bonne mesure, Anaïs alla également dans le Midi chez Jérôme, qui était fort lié à Manon, ce qui, dans la famille, signifie qu’ils se voyaient environ trois jours tous les deux ans, et demanda à Léona d’appeler sa soeur afin qu’elles se réconcilient: c’était trop bête, à la fin, ces brouilles stupides. Naïve, Ima s’exécuta: Manon put alors savourer comme il convenait son douloureux isolement, puisqu’Anaïs, revenant de Paris, où elle avait vu Lisette, passée par Dijon chez Sophia, puis à Lyon chez Floria, avait enfin achevé son périple dans le Midi, chez Jérôme... Elle était allée chez tous, qui l’avaient chaleureusement reçue, sauf chez elle. Cela détermina Manon à refuser ensuite d’aller chez SDP un jour qu’Anaïs, invitée elle aussi, devait s’y rendre  pour un anniversaire... Cela n’en finissait pas.

    De même, Lisette aurait refusé de voir Floria à Paris, parce que, malade, elle n’avait pas eu le temps d’aller chez le coiffeur et ne voulait pas se montrer sous un jour défavorable... etc  Des broutilles ? Certes, mais qui justifièrent  des décennies de brouilles. Là aussi, Hercule, il y a quelque piste à lever. Il s’agit de Clara. Toujours. N’oublions pas, Mr Poirot , le point de départ: l’attitude de SDP envers sa fille. Les avances de Guiseppe envers Floria, et la légèreté de la mère lorsqu’elle l’apprit. Oui: il y avait quelque chose à cacher. Quelque chose dont elles ne furent pas responsables, mais qui peut-être les marqua définitivement et les isola toutes jusqu'à la mort. Fut-ce le seul cas d’agression de la part de Guiseppe, sur ses belles-filles ? Non. Justement. On y vient, Hercule... Ne les méjugeons pas trop vite. Nul n’est méchant volontairement.
Et être méchant envers un c’est l’être envers soi. Ne te demande pas pour qui sonne le glas... c’est pour toi...

   Lisette donc, à Paris, poursuit sa pénible et éphémère carrière de starlette qui se terminera par une quasi-infirmité ; la hanche, déjà fragile, se ressouda mal. L’histoire officielle à l’usage des jeunes générations est qu’elle aurait sacrifié sa vocation à Pierre qui, jaloux, ne supportait pas de la voir réussir: même Jérôme, qui apprécie infiniment cette sœur très convenable (de retour d’Allemagne, il a vécu chez eux à Paris, alors qu’il était à la recherche d’un travail ; c’est du reste à ce moment qu’il a rencontré Léona)… même SDP ne put s’empêcher de rire devant cette version de son échec artistique, lorsque, naïvement, Léa la relata à sa mère, incriminant en écho... la petitesse machiste de ce bourgeois de mari qui aurait privé sa femme des planches sans lesquelles elle ne pouvait vivre etc… 

   De  retour de captivité, Jérôme vint à Paris en effet. Ne voulant pas encombrer sa sœur et son beau-frère, le soir, il avait l’habitude de dîner dans des restaurants bon marchés. Léona, elle, était en vacances et tentait d’oublier ou plus exactement de survivre à Gustave, son fiancé mort en 44… Dans un restaurant de la place de la Bastille, il n’y avait plus de table: mais elle repéra immédiatement une place vide à côté de quelqu’un qui dînait seul.
Le hasard ? Pas tout à fait :
      — En réalité, il y avait d’autres tables occupées par un seul type -avoua-t-elle en riant à Léa- mais ils ne me plaisaient pas. J’ai choisi le mieux.
   Il lui parla de Paris, posa sans doute à celui qui en connaissait les moindres ruelles -ce n’était qu’à demi exact- et à la fin du repas -on peut imaginer qu’il commanda plusieurs cafés pour la laisser finir sans avoir l’air d’attendre-, il lui proposa de lui faire visiter… la rue de Lappes ? Qui sait ? Lui a-t-il dès ce moment rappelé Gustau ? Leur ressemblance est évidente. Mais elle hésita et lui fit subir un test à sa manière. Elle prétendit au dernier moment vouloir se recoiffer et, aux toilettes, prit tout son temps exprès: au bout d’un quart d’heure, il l’attendait encore dans le couloir, sans impatience, comme au garde à vous. Le sort en fut jeté. C’est ainsi que, deux ans après, naquit Léa.



   18 Anaïs, Hussein et quelques autres

    Restent trois enfants encore. Maçon et sans doute ex-paysan, Guiseppe a transformé leur joli jardin ouvrant sur le Parc... en entrepôt de matériel... Et il y élève quelques poules ! La maison des allées du Parc n’est plus ce qu’elle était, mais le piano sonne toujours convenablement. Et puis, Clara n’a peut-être plus la force de résister aux pressions de ses filles. Guiseppe s’aigrit: après tout, ces snobs, ils vivent tout de même grâce à son argent. Effectivement, il dépense toujours très largement, ce que Clara ne lui a peut-être pas demandé. Elle, elle doit sans doute avoir quelques exigences pour ses filles, surtout pour Anaïs, la jolie, la brillante, la préférée, Floria étant partie et Lisette l’ayant un peu déçue, et aussi pour Jérôme, le seul garçon, qui va dans un Lycée prestigieux, mais ne s’y plaît pas et veut le quitter. Il le fera. Quant à Manon, la timide, elle aide Sophia en silence et ne demande rien. Qui sait s’il parvient à assumer tout cela, le jeune Italien qui se voit, à trente-cinq ans, en charge  d’une nombreuse famille qu’il n’a pas fondée ? Qui sait si ses épaules sont assez solides ?

   Et surtout, n’est-il pas paradoxal qu’il doive, bon gré mal gré, participer à l’éducation bourgeoise d’enfants qu’il n’a pas engendrés... Et  qui, en raison même de celle-ci, vont mépriser en lui... l’inéduqué ? Ajoutons à cela qu’il n’est guère plus âgé que Marc, le tableau est brossé: ne se sent-il pas exploité ? Sûrement. Personne ici n’est à incriminer: le hasard seulement qui a présidé à la rencontre de deux êtres si dissemblables (et si amoureux?)... et la nécessité, ensuite ont inexorablement forgé, noué serré, des situations complexes, injustes et lourdes de frustrations de part et d’autre, qui vont éclater un jour en tragédie... L’onde de choc se propagera dans le temps et touchera même les descendants et leurs enfants, une génération après... Elle a sans doute atteint Léa lors du geste de son père envers elle... Ainsi de suite à l’infini? Non: elle cherche à comprendre pour qu’avec elle s’arrête la malédiction.

   Guiseppe est du genre panier percé, flambeur, jouisseur, et ne sait pas économiser. L’argent tombe facilement, c’est la reconstruction, il le dépense, ne fait pas de comptes: il joue l’épate aussi, devant Clara. Petit à petit, viennent, pour lui, la déchéance, les dettes, l’alcool. Les enfants sont durs, impitoyables peut-être: ils n’apprécient guère les faibles, les déclassés, ces jeunes Delage qui le sont eux- mêmes pourtant, et qui, peut-être, ont eu, involontairement, leur part de responsabilité dans cette chute. Clara essaie de l’aider, sans doute, mais que peut-elle faire contre ses filles devenues de jeunes adultes froides et ambitieuses ?

   Celles-ci, à la suite de Floria, qui, de loin, écrit beaucoup, manifestent ouvertement leur mépris: non seulement il est inculte, mais voilà qu’il devient poivrot. Lui, il se rencogne et sans doute boit davantage: cercle vicieux. Alors ? Il devient violent ? Elles ont gagné: Clara va le quitter, redoute-t-il. Floria, certes, écoeurée, ne se soucie plus de sa mère, mais de ses frères et soeurs, si ; Lisette, mariée à présent, et honteuse de son milieu, n’y songe pas davantage. Elle ira même jusqu'à cacher à son mari l’existence de Guiseppe, acrobatie vaudevillesque lorsqu’ils se rendront ensemble à Dijon... jusqu’au jour où, exaspéré, Pierre demandera lui-même à rencontrer le Clandestin: il savait et, brave type, ne disait rien. Exit donc les deux aînées, sans doute les plus dangereuses...  Les plus dangereuses ? Non. Il reste un troisième pion sur l’échiquier, et non le moindre: la reine seconde.

   Car Anaïs grandit  et change: le garçon manqué est devenu une très belle jeune fille, intelligente et surtout à la volonté inflexible –celle de Floria, qui demeure son modèle--. Elle en a la santé et la détermination mais peut-être pas son courage au travail: elle refuse absolument d’étudier sauf, et encore sans beaucoup d’ardeur, le chant et le piano. Elle s’est trouvée un emploi provisoire. Elle a une allure séduisante que n’a pas son aînée et surtout elle sait la cultiver. C’est la plus grande des filles de Clara, la moins maigre, celle qui lui ressemble le plus par le corps. Elle fréquente un jeune étudiant Iranien plein d’avenir, fils d’une famille influente liée au Shah, qu’elle va épouser: ce sera le père de Régis, en réalité appelé aussi Reza. Et elle compte bien amener Clara en Iran dès que Hussein aura fini sa thèse: la vie est plus facile, là bas, lui a-t-il dit pour la convaincre. Palais, domestiques, il y a tout ce dont peut rêver une toute jeune femme comme elle. Fini, le travail à la pharmacie, les courses, la vaisselle des pensionnaires… parfois, car ce serait plutôt Manon ou Sophia qui s’en chargent ; au panier, les fins de mois difficiles, et surtout ce honteux beau-père... Elle apprend le Farsi: elle le parlera très vite couramment et même, l’écrira. L’anglais, de même: là bas, c’est une langue aussi importante que l’Iranien. Clara ? Ils sont dans les meilleurs termes, Hussein et elle. Elle se plaira à Téhéran: ce sera une retraite dorée qu’elle mérite, cette femme qui a dû, seule, élever six enfants, sans profession particulière. Les maisons Orientales sont vastes et accueillantes pour la famille au sens large du terme. Les mille et une nuits.

   L’étau se resserre donc autour de Guiseppe-Shéhérazade. Que peut faire un petit immigré Italien contre le romantique fils de hiérarques Orientaux et une jeune belle-fille déterminée et ambitieuse ? La violer, Hercule.


 
           19 L’agression

   Alors, un soir de sortie, tandis qu’Anaïs, devant le miroir de l’entrée, se coiffe, relevant, avec l’aide de Sophia, ses longs cheveux en chignon   -Clara lui a fait une robe du soir magnifique, fort décolletée, et elle a rendez-vous avec son fiancé-... Là, Léa ne sait pas. Elle ne peut qu’écouter Sophia, qui a décrit, en la censurant peut-être, la scène à laquelle elle a assisté, et revoir celle de la pièce de Williams, «Un tramway nommé désir», qui y ressemble, en plus violent sans doute. Elle imagine qu’Anaïs chantonne, elle est amoureuse et aimée, pour l’instant, tout lui réussit, et que Guiseppe rentre du travail, sale, fatigué, soucieux, peut-être éméché ? Il est sept heures. Il reste encore un peu de temps à Anaïs pour mettre la dernière touche à ses apprêts. Clara doit être dans la cuisine avec Manon, et les pensionnaires, au salon, portes fermées: il ne fait pas chaud à Dijon, et on économise le bois. Peut-être le piano joue-t-il une sonate ? Guiseppe, en passant, mine de rien, la prend par la taille, et, par derrière, essaie de lui toucher la poitrine qui, sous la mince étoffe, saille, presqu’à découvert. Elle bondit aussitôt:
     — Mais pour qui vous prenez-vous ? Bas les pattes et retournez à vos truelles, je vous prie…»
Il rit:
     — Je va pas té les voler, sois tranquilla, il les aura toujours, ton bel Iranien. Ca s’use pas.»
   Les propos, ici, sont exactement cités par Sophia. Retournée, faisant front, elle le menace avec sa brosse, et, toujours goguenard, il rétorque qu’elle «fait moins la difficile avec d’autres». Elle le toise, méprisante. Sophia s’arrête là. Ne veut-elle pas aller plus loin ? C’est déjà trop, mais ce fut peut-être pire encore. Blessé, l’a-t-il insultée, traitée de pute ? Sophia ne le dit pas, mais on peut le deviner: Anaïs, vaniteuse et naïve à la fois, fait souvent état de ses relations. Elle est parvenue à évoluer dans la haute société, et de plus en plus, au fur et à mesure... rejetant souvent, dès qu’elle atteint un nouveau pallier, s’ils ne lui sont plus utiles, ceux qui auparavant l’ont hissée sur ce tremplin, d’où elle compte prendre encore son élan, et ainsi de suite... Sa famille-même ne fera pas exception à cette efficace mais impitoyable règle d’ascension: bonne alpiniste, et -parfois- peu sentimentale, elle ne regarde jamais derrière elle, toute entière tendue vers un but toujours plus élevé qui se précise au fur et à mesure. Tout ce qui demeure en arrière, pour elle, n’existe plus. Comment est-elle parvenue à ce rang? Pour Guiseppe, c’est évidemment facile de l’imaginer. Mais justement: c’est trop facile. En dépit des apparences, elle demeure une midinette fleur bleue et le restera toute sa vie. A moins que ce ne soit une pose ? Qui sait ?
     — En tout cas, elle est vierge  -garantit Sophia, qui fut sa confidente- elle me disait tout, absolument tout !»

    On pourrait dire: elle est simplement allumeuse, c’est selon. Et, même si elle ne l’aurait sans doute jamais regardé s’il n’avait été qu’un petit employé, elle aime sincèrement Hussein. Dans son amour, simplement, il entre une part de fascination pour ce qui brille et pour la vie qu’il va lui offrir. Lui-même, du reste joue ouvertement cet atout: amoureux, il redoute sans doute quelque rival qui, lui, n’imposerait pas à sa belle Dijonnaise un définitif déracinement. Les photos, nombreuses, montrent un très beau type grave, aux yeux en amande foncés: ils forment un couple de magazine glamour, la rousseur de la jeune femme faisant ressortir la matité de son Iranien d’époux aux yeux noirs profond et aux cheveux en arrière, ondulés et brillants. Il a le bras passé autour d’elle. Elle le regarde amoureusement, mais il semble, lui, triste et lointain, comme s’il pressentait le fiasco que sera leur mariage et leur souffrance commune.

   Alors ? Léa ne sait pas la suite: Sophia a ses limites. Elle ne dit que ce qu’elle veut bien dire, c'est-à-dire tout ce qui, de son point de vue, ne tire pas à conséquence. Justement: n’est-il pas révélateur qu’elle ait relaté l’anecdote essentiellement pour faire un mot d’esprit, apparemment sans aucune consciente de sa signification ? Sa naïveté, son conformisme et sa loyauté vis-à-vis de Clara sont sans défaut. Aurait-elle parlé ? Non. Sûrement pas. Guiseppe aurait-il maltraité sa jeune belle-fille ? Humilié par sa sortie, aurait-il alors insisté grossièrement dans ses attouchements ? Ce jour-là ou un autre ? Anaïs est vive, colérique, et sportive: a-t-elle pu l’écarter ? Mais Guiseppe est un rude travailleur manuel et, malgré l’alcool, il devait être plus fort qu’elle. Sophia est-elle intervenue ? C’est peu probable: soumise, elle n’est pas du genre à se mêler des affaires des maîtres. Mais elle adorait et admirait infiniment Anaïs... Qui sait ? Les pensionnaires ? Clara ? Peut-être n’y a-t-il rien eu de plus: mais c’est déjà trop. Une agression sexuelle, en effet, même légère, même à la rigolade. Qui n’a rien à voir avec celle qu’a subie Léa, si toutefois Sophia a bien tout dit de cette scène qu’elle relate comme plaisamment. Mais pourquoi cet incroyable détachement ? Cela était-il donc si courant qu’elle n’y attachait aucune importance ?

  

           20 Le portrait de Clara

   Un détail important, dans l’histoire, sur le jeu des images superposées: Clara ressemble à sa sœur (Tosca) ; Anaïs, à sa mère, (donc aux deux), en plus petite, fine et rousse... Et Léa... aux trois. Elle serait la seule de ses cinq petites-filles qui ressemblât à Clara. Sa taille, sa carrure notamment, plus fortes que celle d’ Anaïs, la rapprochent de sa grand-mère. C’est une des raisons qui, inconsciemment, ont dû pousser Floria à la rechercher et non sa soi-disant «intelligence» ou culture, comme elle le disait: avec émotion, elle revoyait en cette nièce sa mère tant aimée -et si peu aimante-, cette grand-mère que FG n’a jamais connue. Manon, Anaïs et Sophia confirment: elle serait le portrait de Clara, avec dix centimètres de moins et la carnation d’Anaïs. Elle en aurait aussi, paraît-il, les attitudes, les gestes. Un gène ? Elle aussi aime la musique, chante, coud avec plaisir, en effet... Les rares fois où elles se virent toutes ensemble, en général lors d’enterrements, elle les surprit à l’observer en catimini, et à se faire entre elles des signes discrets, émues:
     — C’est extraordinaire, c’est maman vivante, n’est-ce pas ?... Maman aurait fait le même geste, aurait eu la même expression, envoyé la même réplique...»
Elles riaient des facéties de la génétique :
    — C’est maman... mais avec l’accent du midi !...» (Et bien peu d’éducation ?)
En ces occasions, même Lisette, troublée, un vague éclair de tendresse dans ses grands yeux bleus glacés, dérogeait et daignait lui sourire, c’est dire.

   Mais alors, Hercule ? Cela aurait plutôt dû jouer en sa faveur ? Non. Jérôme aimait Clara, même s’il ne s’en est pas beaucoup soucié par la suite, comme tous... Mais il haïssait Tantie, qui avait tendance à exploiter ses neveux et nièces lors de «vacances» qu’elle leur «offrait» à Hermanville où elle avait fondé un hôtel-restaurant. Toutes confirment: Tosca, sous ses dehors de grande dame bohème au dessus des réalités matérielles, était une redoutable patronne qui savait très bien faire suer le burnous. Mais cette Diva capricieuse avait aussi ses bons côtés: ainsi, paya-t-elle une opération esthétique à l’une de ses jeunes employées Normandes qui souffrait d’un nez difforme, chose rarissime et excessivement coûteuse à l’époque. Il est vrai que le chirurgien était un de ses admirateurs. Or, Clara, après  sept maternités, devait être, à la fin, physiquement moins séduisante que Lise: si, pour Floria, de dix-huit ans plus âgée que son frère, Léa ressemble à leur mère «jeune» dont elle a gardé le souvenir intact, en revanche, pour le dernier-né, elle doit plutôt évoquert... Lise, la «mère Daurey», comme il l’appelle. Cette ressemblance, qui aurait dû jouer en faveur de Léa, en fait, se retourne donc contre elle. Elle en a eu la preuve récemment: s’étant pour une fois coiffée d’un chapeau assez chic, son père, dès qu’il l’aperçut, eut un mouvement de recul. On le sentait prêt à la gifler:
    — Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? Enlève donc ça !»
    —  ?
    — Tu as l’air de quoi ?!
    — ?
    — On dirait Tantie! Il ne te manquait plus que ça à présent ! »
Léa n’a décidément pas de chance: à son père, c’est Tosca qu’elle évoque. La garce.

   Quant à Léona, c’est la ressemblance de sa fille avec Anaïs qui lui était insupportable. SDP le lui a rappelé récemment, juste après sa mort, le seul moment où, sous le coup du choc, ils se sont un peu parlé, alors qu’elle regardait tristement ses photos et observait, malgré tout amusée, que sur toutes, sa mère  était au centre, et de beaucoup, la plus belle.
    — Elle a du les trier, tiens donc ! -rétorqua son père en riant-. Elle préparait sa sortie. Il fallait toujours qu’elle soit la mieux partout et en tout… Et elle l’était, la plupart du temps, en effet... » ajouta-t-il, tendrement.
    — Te souviens-tu  -reprit-il- de la fois où tu as voulu trafiquer tes cheveux ?
    — ? 
   Il lui rappela alors une scène qu’elle avait oubliée: elle avait en effet voulu faire l’essai d’un shampooing bon marché dont les mérites supposés étaient d’éclaircir les cheveux d’un ton: presque rien, en somme. Elle devait avoir environ quinze ans...  Publicité mensongère... Une fois sèche, elle eut la surprise de se découvrir... rousse ! Tant pis: elle n’avait rien pour rectifier et cela n’allait pas si mal après tout. Elle est donc restée ainsi, vaguement inquiète tout de même, jusqu'à ce que sa mère rentrât à la maison. Sans explications -lui rappela son père- folle de rage, elle l’a alors giflée.
    — Et pourtant, cela t’allait drôlement bien ! -a-t-il ajouté, extraordinairement en veine d’amabilité ce jour-là.- Mais elle ne supportait pas que tu ressembles tant à Anaïs... Tu comprends, elle était mieux que toutes mes sœurs sans discussion possible... Sauf Anaïs, alors, forcément... Ca a été pour elle comme une provocation, une insulte: elle a vraiment cru voir Anaïs devant elle. Au fond, c’est Anaïs qu’elle a giflée.»
Mais c’est tout de même elle qui reçut le coup.



 21 Le shah et la souris. La fuite en Iran

   Anaïs s’est mariée juste après la scène, enceinte de Régis : fort amoureux, Hussein et elle avaient anticipé leur mariage, prévu dans quelques mois: aussi inexpérimentés l’un que l’autre, le résultat ne se fit pas attendre. Elle est partie plus tôt que prévu, avec Régis, un bébé de quelques jours, dans des conditions romanesques mais périlleuses, le Trans-Europe-Orient, luxueux mais poussif et mal chauffé -trois jours et quatre nuits d’un voyage éreintant sans escale- passait par des endroits déserts et sibériens où il était, en cette période, parfois attaqué... le Shah ayant rappelé ses étudiants à la suite d’une plaisanterie du Canard enchaîné,  un banal jeu de mot sur le Shah et la souris... sans Clara: tout s’était déroulé trop soudainement, Clara laissée, malade, à Dijon, avec Guiseppe. Ensuite, il y eut la guerre de quarante, la fermeture des frontières, et, peu après, le divorce, imposé par la famille de Hussein, suivi d’un remariage guère plus heureux, puis d’un autre encore... Sa vie, mouvementée, parfois problématique, filait à tout allure, toujours en Iran, bien que ses deux autres compagnons fussent Américains, sans Clara, mise au second plan, sans même Régis qu’elle laissa au cours de l’un de ses voyages à Floria et qu’elle ne reprit jamais: toutefois, Hussein, quoique remarié avec une toute jeune Iranienne imposée par sa famille, et bientôt père de famille nombreuse, pourvoira sans faillir aux besoins financiers de son premier fils, le malheureux enfant interface de deux cultures antagonistes qui n’avait place nulle part. Dont Léa, adolescente, fut un peu amoureuse.

   Que s’est-il  passé exactement ? Jérôme était-il présent lors de cette scène ? Cela n’est-il arrivé qu’une fois ? Peut-être pas. Et Clara, qu’a-t-elle fait ? A-t-elle su ? Ce n’est pas sûr. Est-ce la raison de la précipitation du mariage ? Anaïs a-t-elle voulu fuir un foyer devenu délétère et en construire d’urgence un autre où elle serait maîtresse en titre et où peut-être Clara aurait sa place ? Elle aimait sa mère, même si ensuite elle ne s’en est guère souciée: Clara n’ayant pas renoncé à Guiseppe, Anaïs rompit tout lien. Elle était loin, évoluant dans un autre milieu. Par la suite, elle vint en France, en voyage, avec son second compagnon, sans même, parfois, passer par Dijon. Comme Lisette. Anaïs avait-elle honte de Guiseppe, de Clara, et peut-être également de Manon, mariée à un «petit» (un prof de Lycée) ? Ce n’est pas sûr. N’était-ce pas d’elle qu’elle avait honte ? N’était-ce pas le regard de ses soeurs qu’elle redoutait ? Comme toutes ? Son américain n’était sans doute pas le bon Pierre, le mari de Lisette. Jamais il ne demanda, lui, à fréquenter sa belle-famille, la maison du Parc et les clandestins qui y vivaient. Mais connut-il seulement leur existence ? Anaïs n’était parfois pas avare de mythes: loin, ayant définitivement tiré un trait sur les siens -un trait qui dura cinquante ans- elle s’était peut-être déclarée seule dans la vie. Ou inventé une origine différente, romanesque. Ce serait bien dans son personnage. Mais réciproquement, que se passait-il en Iran ? Une photo, oubliée dans une série que Floria donna à voir à Léa la montre nue, chevelure éparse autour d’elle, étendue au bord d’une piscine. Son modèle, toujours: Rita Hayworth. Est-ce à Téhéran ? Qui a pris la photo ? Qui l’a vue ? Léa l’enleva prestement avant que Léona prenne le paquet. Pas de vagues.

   Il est possible qu’elle n’ait rien dit à Clara de l’agression: il ne lui fallait pas de soucis. Quant à Sophia, elle ne s’y est  sûrement pas risquée. Même sa grossesse inattendue, Anaïs la lui cacha aussi longtemps qu’elle le put. Pas de vagues...


            22 Agressions (2)

   Donc, Guiseppe, blessé du mépris ingrat qu’il subissait, ou pervers, mais Léa se fonde sur l’opinion de sa mère en optant plutôt pour la première hypothèse, aurait violenté, mettons, Anaïs, et Floria, la tête du groupe, sûrement la plus dure envers lui comme envers tous. Admettons. Et Jérôme, marqué, aurait cherché à rejouer contre elle cette scène pour s’en libérer ? Il aurait en somme endossé le rôle de Guiseppe avec sa fille dans le rôle d’Anaïs ou de Floria ? Y aurait-il une sorte d’inconscient familial, voire, collectif ? Un père fait subir à son enfant une injustice qu’il n’a pas subie lui-même, mais que quelqu’un qu’il aimait a subie devant lui sans qu’il ne puisse réagir. Qu’importe si la donne n’est plus la même, Léa n’est ni Anaïs ni Floria et surtout il n’est pas Guiseppe. Mais pour cela, ne faut-il pas que celui qui transfère ainsi ait aimé la personne qui a subi initialement l’injustice ? Peut-être pas.  Son père a-t-il tant aimé Anaïs ? Il l’admire: tous les hommes l’admirent, du reste. Pourquoi ferait-il exception ? Elle le flatte mais elle l’agace prodigieusement. Aussi centrés sur eux-mêmes l’un que l’autre, ils se disputent dès qu’ils se voient, car ils se voient à présent, après cinquante ans de rupture, mais elle dit qu’en effet ils étaient les deux enfants les plus proches de la fratrie. Cette vamp fut un garçon manqué: robuste et en bonne santé, elle pouvait jouer, courir, se battre avec son frère et ses copains, dont elle était l’égérie, ce que ne pouvaient faire ni Manon ni Lise, les deux fragiles, et que Floria, l’aînée, dédaignait.

    Y a-t-il eu dans cette famille un rapport de force et de pouvoir sexuel entre Guiseppe et ses belles-filles ? Méprisé, a-t-il voulu jouer des seules armes qu’il avait contre ces arrogantes ? L’argent et le sexe. Mais où est la cause, où est l’effet ? Ne sont-elles pas devenues snobs et arrivistes par réflexe de défense ? Léona elle-même a souffert de ce trait de ses belles-soeurs, ce qui pousse Léa, par extrapolation, à imaginer ce que Guiseppe, lui, a dû subir. C’est une des raisons qui ont conduit ses parents à quitter Dijon. Alors ? La violence et l’alcool ? L’arme s’est-elle retournée contre lui ? Le geste, s’il fut connu par Clara, a-t-il entraîné une  demi rupture ? Il semble qu’à un moment, leur entente vacilla. Mais il aimait tan

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