samedi 29 octobre 2011

Chanson douce 2

   Les Delage sont impitoyables envers les ignorants. Sophia n’est tolérée que parce que, après tout, elle fut la presque mère des trois plus jeunes et qu’elle est tout de même la belle-sœur, fût-ce l’épouse du raté de la famille. Elle accepte les fines rebuffades sans les voir ou sans s’en soucier: elle en rit. Nous verrons que sa fille cadette aura exactement la même réaction devant ses cousines plus Delage qu’elle, Delage étant pris ici au sens d’adjectif qualificatif qui signifierait: Cultivé, Beau, Riche, Intelligent et le Sachant, que nous allons sigler en Cubris. Comme chez Zola, la mésestime atteint aussi la descendance. Quatre enfants: ils s’arrêtèrent là. Marc devait avoir conscience qu’il n’était pas à la hauteur de sa belle jeune femme: il avait pris ses dispositions pour se l’attacher définitivement. Quatre lui semblait un bon chiffre pour s’assurer de Sophia sans trop se charger de responsabilités. Il n’était que chauffeur de taxi après tout. Il en abandonnera deux sur quatre.

   Avare, jaloux, et paradoxalement, volage, (tiens tiens ) il lui fit une vie d’enfer. Le soir, dans leur petite maison louée à la Mairie, une sombre HLM, elle subissait des interrogatoires de police relatifs à l’argent qu’elle avait dépensé, à ce qu’elle avait fait de sa journée, qui elle avait vu etc... Son sourire, cependant, et sa gentillesse demeurèrent toujours identiques, malgré le temps, les privations, les scènes, le harcèlement, l’abandon contraint de deux de ses enfants, (on va le voir), sa souffrance sans  doute, toujours cachée, toujours tue.

   Modestement, elle cousait dans sa salle, pompeusement appelée «à manger», celle où trônait la photo de Marc, qui était en fait la pièce commune unique, pour se garantir une minime indépendance économique: Marc, égoïste, buveur et fumeur, souvent au café le soir, conservait pour lui seul la quasi totalité de l’argent qu’il gagnait. Elle devait plier bagage pour laisser la place au moment  des repas: elle se rattrapait la nuit. Les tantes prétendent qu’elle le trompait. SDP rétorque que, si c’est le cas, il ne l’a pas volé. Sophia l’a élevé: elle est sa presque mère, et peut-être, semble-t-il, la seule personne qu’il aime vraiment. Elle l’appelle, avec son rire perlé de jeune femme, conservé à quatre-vingt ans, «l’ p’tit Jérom’», ce qui lui va aussi mal que possible. Il en sourit: c’est Sophia ! Car SDP sait parfois sourire: un demi sourire, gentil, un peu condescendant, il ne faut pas exagérer... Selon l’expression d’une tante, il «sourit mince». Sophia semble constituer la seule exception: le mépris arrogant qu’il voue à tous et surtout à toutes ne l’inclue pas. -Il étendra son exceptionnelle longanimité à la plupart de ses enfants-. Ou du moins, c’est un mépris bienveillant et aimable:
       — La pauvre, avec la vie qu’elle a eue, abandonnée par sa mère, sans instruction, recueillie, puis, ensuite, avec Marc.»

   P’tit Jérôme, sans rire, affirme que Marc n’a pas été «bien» comme père et comme époux. Dans sa bouche, cela n’est pas sans inquiéter. Devant Sophia, il s’humanise, comme devant sa petite-fille anorexique pour laquelle il fut un excellent grand-père. Aimerait-il les anorexiques ? Il brocarde souvent les «grosses», méprisant, cruel, arrogant. A Sophia il consent toute incartade à la bienséance rigoureuse qui est son fait. Car, nobody is perfect, Sophia est de droite et P’tit Jérôme, de la gauche distinguée, cultivée, celle qui ne se mêle pas au peuple. D’extrême droite, même.
        — C’est Sophia ! »
    Respectueuse envers les riches, cette italienne d’origine méprise les étrangers, et, pincée, ne le leur laisse pas ignorer. Est-ce à dire qu’elle doit se mépriser elle-même ? Peut-être. Elle ne veut fréquenter que le haut du pavé. Comme cela n’est guère possible dans sa situation, elle feint que ses amis en fassent partie. Ils n’osent démentir, mais enfin, cela met mal à l’aise. P’tit Jérôme constitue sa clientèle idéale: il sait très bien jouer au coq. Sophia, toujours belle, l’éclair de ses yeux presque violets rayonnant, en promenade, avec SDP lui donnant le bras, magnifiques, élégants, passant dans Saint-Ambroix, saluant d’un demi sourire distingué la plèbe étonnée, cela amenait quelques questions à Léa:
        — C’est ta famille ? Dis donc... C’est des rupins.»
Sophia ne voyage qu’en Première: en seconde, il y a trop d’Arabes.


   Marc fut donc chauffeur de taxi, puis de «maître», sans doute: on en parle peu. Il fréquentait  des gens «bien placés» à la Mairie de Dijon. Cela a son importance dans l’histoire, nous allons le voir. Sa position à mi-chemin entre le larbin et l’homme de confiance l’obligeait à être moralement et légalement impeccable. Lui et ses enfants. Sous Vichy, aussi. Forcément. Marc ne «fait» pas et n’a jamais «fait» de politique: cela ne sert qu’à faire se disputer les gens. Et il interdit que sa femme et ses enfants  en «fassent». Il respecte, en toutes choses, la Loi. Lorsque celle-ci change, évidemment, cela complique. Nous allons voir que cette position a failli coûter, d’abord, la vie à son fils aîné, et ensuite, juste retour des choses, la sienne.

   Le couple eut d’abord une fille, l’enfant dite «de l’amour» qui fit se précipiter le mariage, Marthe, blonde, corpulente, molle et taciturne, presque mutique, considérée comme peu intelligente, comme son père. Elle  fut, curieusement extrêmement douée pour séduire les hommes. Toujours vêtue de manière à la fois recherchée et mal seyante de lourdes robes cintrées bouffantes aux hanches et aux bras couleur layette, elle ressemble à ces énormes poupées ovines rutilantes qui trônent sur les fenêtres des maisons populaires du Nord. La choucroute des cheveux blonds bouclés bien laqués parachevait encore l’impression d’avoir affaire à un meuble. Dès l’enfance, elle fut la préférée, et même l’unique qui fut aimée de ses deux parents: les photos, toutes d’elle, sur le buffet, l’attestent. Elle porte toujours les mêmes robes bleues ou roses, souvent à volants. Il n’y en a aucun portrait des trois autres enfants. Pourquoi ?
      — Ma Tounette, l’était tel’ment jolie» déclare doucement Sophia, les yeux mouillés, en la regardant, apparemment sans la voir. La beauté elle-même d’un enfant se décide-t-elle, dès le plus jeune âge, par un dictat arbitraire de ses parents? Pour ce qui est de l’intelligence, on le savait: à force de dire à quelqu’un qu’il est doué, de le croire, en principe, il tend à le devenir, il s’y sent contraint. Mais Sophia, ici, oblige à étendre cette analyse à l’esthétique, pourtant régie par des canons plus aisément mesurables.

   Tout, dans cette famille, comme peut-être dans toutes ? se déroule sous le signe de la Tragédie et de la convention théâtrale: Mimi Pinson, Marguerite Gauthier ou Iseult, si blondes, si fragiles, si diaphanes, si bellement mourantes, incarnées par Montserrat Caballé ou Jeysse Norman, cela ne choque que trois secondes. Même si un titi irrévérencieux jette de temps en temps au frêle ténor contemplant le corps de sa bien-aimée  -mettons Jeysse Norman-  morte de «cachexie» (que vais-je faire, Mon Dieu?) le célèbre:
    — Fais deux voyages!»

   De même ici, «la» Tounette est «si  jolie », comme Jeysse Norman est si «blanche  et si fragile»: il faut le croire puisque sa mère le dit. Marthe le crut. Les hommes aussi. Elle en épousa plusieurs, tous plus âgés qu’elle, de plus en plus riches au fur et à mesure, jusqu'à finir sa carrière sur la côte d’Azur, dans les mêmes robes pastel, avec la même choucroute sur la tête, seule et opulente, parfaitement heureuse et ne le cachant pas, après une sombre histoire dont nous reparlerons. Evelyne, une cousine de Léa qui a un sens de l’humour un peu spécial, l’accuse, en riant... d’avoir tué son dernier mari qui, âgé, tardait un peu trop à mourir, avec la complicité du médecin qui était aussi son amant. L’histoire vaudrait d’être vérifiée, mais Evelyne, mise devant l’obligation d’en parler à la police, (tout de même, un meurtre)... se dédit aussitôt, gênée:
      — Mais je plaisantais, voyons... (!) C’était juste une idée, en passant ; non, non, je ne crois pas, finalement... Avec Marthe, évidemment, on pense à ces choses.» 

   Les Delage ont parfois un humour bien à eux. Il est vrai que Marthe n’est pas une sentimentale: elle se remaria juste après la mort accidentelle de son premier mari avec un ami de celui-ci dont elle était déjà la maîtresse. Puis, avec son deuxième époux, juste après la mort de son amant... etc  Cela, effectivement, «fait penser», comme dit Evelyne. Jérôme, comme tous, ne la fréquente pas: il ne veut pas savoir, pas chercher, de peur sans doute de trouver. Toute la famille fait de même. Marthe s’en moque: elle bronze.

   Quittant Dijon pour ne plus jamais y revenir, elle abandonna sa mère âgée et malade. Son mari venait de mourir: elle vendit immédiatement la maison et partit avec son amant médecin à Cannes. Elle avait besoin de repos, après ce qu’elle avait subi: un époux grabataire qu’elle avait dû soigner presque jusqu'à la fin, pensez... Michèle, sa sœur, affirme prosaïquement qu’il lui fallait faire vite: il y avait un fils dans la succession, né d’un premier mariage du défunt, et sa position de seconde et assez brève épouse d’un riche vieillard, malgré un testament en bonne et due forme, n’était pas inattaquable, il y a toujours la part réservataire des héritiers naturels…  Mais il n’est pas besoin d’avoir lu Hervé Bazin ou Emily Brontë  pour savoir que l’on peut toujours s’arranger avec un notaire pressé et un amant dégourdi. Marthe, elle, dit qu’elle ne supportait plus la maison où ils avaient été si heureux ensemble, Denis et elle, ni Dijon où elle se sentait rejetée par sa propre famille, (nous verrons plus loin les développements inattendus de cette sommaire analyse), Dijon, le triste lieu de ses amours mortes où les feuilles des marronniers tombaient  tôt cet automne etc...  Elle était en pleine déprime: cela est possible. Hercule Poirot, à vos marques. Cette histoire va finir en polar.

   Après son départ, Sophia, âgée, déjà mal en point, déclina définitivement: sa fille préférée, celle à qui elle cousait ses belles robes, lavait son linge, celle dont elle crêpait amoureusement, comme si elle eût encore été une enfant, les cheveux blonds, sa «Tounette» jolie, était partie quasiment sans laisser d’adresse, ni espoir de retour... 
      — Elle a tué maman: jamais je ne le lui pardonnerai...» dit Michèle qui, jalouse, aime bien la tragédie, et en rajoute. Peut-être est-ce vrai. Marthe lui laissa en effet la charge entière de leur mère jusqu'à sa mort: or, Michèle était aussi impécunieuse que Marthe se trouvait opulente et elle avait été aussi délaissée que l’aînée, choyée. Le paradoxe est cruel.
       — Mââm’ l’est n’supportabl’» énonça, pour se justifier, Marthe, tranchante et molle à la fois, avec l’accent traînant qui rend toujours ses propos comiques. Ce n’était pas sa faute: souffrante, elle ne pouvait s’en soucier:
       — Moââ j’peûûû pââââ.. C’pââ’ m’faûûût’, s’j’su’pââ’bêêên.»
La maladie de sa mère tombait en somme fort mal: il lui fallait oublier, tirer un trait, enfin, sur Dijon, ses frimas et sa grisaille, sur son rejet par la famille surtout. Il faut ici observer qu’elle n’a pas tout à fait tort: n’est elle pas accusée à mi-mot d’avoir tué Denis ? Mais où est la cause, où est l’effet ?
Décidément toujours mal en point, elle ne vint même pas à l’enterrement:
      — Moââ j’peûûû pââââ. C’pââ ’ m’faûûût’ s’j’su’ pââââ ’bên». 
Mais elle guérit peu après. On dit qu’elle est sur le point de se remarier. Pas avec le médecin: avec un autre, plus jeune.
   Marthe, décidément proche de son père sur ce plan, à la mort de son premier mari, a plus ou moins abandonné psychologiquement ses filles. Elle était effondrée: elle avait toujours été incapable de prendre quelque responsabilité que ce soit. Heureusement, le carrier était là. Sophia l’aida aussi, certes, mais cela ne suffit pas. On va voir à quel point, puisqu’un enfant, tout de même, en mourut.


  11 La partie de billard

  La fille cadette de Marthe, Catherine, fort jolie comme les plupart des membres de la branche aînée qui doivent leur allure à Sophia et leur blondeur à Marc, mais infirme, (coxalgique), fit de même envers ses enfants, trois, tous nés de pères différents. Sans instruction, son aîné, Alain, s’engagea dans l’armée, se fit baroudeur, et ne revint quasiment plus au foyer. Sa mère était remariée plusieurs fois et ne tenait guère à le revoir: elle avait tant à faire avec son autre fils, puis son troisième mari, et son travail. D’ailleurs, dès qu’il tourna le dos, sa chambre fut réquisitionnée pour le suivant qui en avait grand besoin puisqu’un troisième allait naître. Alain est tellement coupé des siens qu’il ne sait même pas qui est qui chez les Delage: FG a dû lui dessiner leur arbre généalogique afin qu’il se repère. Venu du Tchad en permission, mis à la porte par sa mère :
       — Je n’ai pas de place, on a entreposé tout le matériel dans l’appentis, voyons, tu aurais dû prévenir...
   Alain atterrit au hasard cent kilomètres plus loin, chez Jérôme, un jour que Léa s’y trouvait: ils ne le connaissaient pas mais ils l’hébergèrent et lui prêtèrent de l’argent lorsqu’il repartit, stupéfaits de compassion devant la vie de «famille» que le jeune homme leur conta succinctement, presque plaisamment, au cours d’une partie de billard qui devint célèbre dans la famille, entre deux passes. A côté, même eux avaient l’air normaux, c’est dire.

  Tout le scénario classique y était: les coups que sa mère lui assenait lorsqu’il était enfant, (on lui en retira la garde mais elle sut persuader le Juge qui l’autorisa à le reprendre), sa cruauté, la disparition de son père, ou plus exactement l’éjection, peut-être justifiée, de celui-ci par Catherine qui en aimait un autre... puis, le second beau-père, gentil avec lui (et aussitôt, le demi-frère), qu’il aimait et qui l’aimait, une embellie trop courte... Et le second divorce ensuite, (un coup de foudre de Catherine non réciproque pour un tout jeune homme de l’âge de son fils), suivi de la rupture imposée avec ce père de substitution qu’il appelait encore, dix ans après, «mon papa», mais qui légalement ne lui était rien...  la nécessité alors pour l’adolescent de prendre en charge sa mère dépressive... une tentative de suicide ratée de justesse grâce à Alain qui donna l’alerte... Enfin, son troisième mariage, passionné, dément, avec le jeune homme pour lequel elle avait quitté son mari... et le bébé tardif, né alors que Catherine avait plus de quarante ans, tant désiré, malgré les avis médicaux... suivi, pour Alain, d’une lourde mésentente avec le dernier beau-père, versatile, violent et volage qui vouait lui imposer son autorité… ce «parâtre» de vingt-cinq ans dont sa mère était folle... et pour finir son engagement dans l’armée, au grand soulagement de tous, de lui en premier: à côté, même le Tchad était reposant. Il était toutefois culpabilisé d’avoir laissé ses petits frères ; c’était la raison de son passage... ultra bref puisqu’il fut éjecté comme un créancier inopportun. A ce propos, justement, l’argent qu’il avait envoyé à Catherine pour qu’elle le mette à la caisse d’épargne avait disparu. Une rutilante moto ornait le jardin.

   Tout cela fut dit d’un trait, tout en jouant, en riant de ses coups, sans même se déconcentrer... Jérôme, figé, avait  les mains qui tremblaient. Serait-il plus sensible qu’il n’y paraît ? Cela lui rappelait-il quelque chose ? Sans doute, nous le verrons. Du coup, il le laissa gagner. Quant à Léona, elle lui ouvrit généreusement sa maison, le cas est unique, après toutefois avoir tenté de le faire taire:
       — Ne crois-tu pas que tu regretteras ensuite de nous avoir parlé?» lui demanda-t-elle. De plus en plus émue par son récit, elle observa plusieurs fois:
       — J’ai peur que tu ne nous détestes de t’avoir écouté...»
Alain jura que non: son histoire était le secret de polichinelle. Léona conclut:
      — Viens tant que tu voudras, tu seras toujours le bienvenu».
Léa et Léona lui donnèrent de l’argent, qu’il jura de rembourser: elles ne l’ont plus jamais revu.
      — Pauvre petit» conclut-elle...

   Catherine, qui, au moment de son premier divorce, avait quitté Dijon sans laisser d’adresse, avait laissé croire à son fils que son père véritable était mort: il n’en est rien. Léa le lui dit ce soir-là, -ce qui fonda ensuite sa cousine à lui vouer une haine durable-. Depuis, il cherche désespérément ce père soi-disant mort. Il semble, de même, que  Catherine ait laissé croire au père, qui vit à l’étranger, que l’enfant avait disparu: il fut malade en effet, tout petit. De maltraitance, précise-t-il. Cela complique. Elle se justifie en disant que c’est mieux ainsi: sinon, les enfants sont déchirés. Quand une histoire est finie, elle est finie. Il ne faut pas chercher à raccrocher des bouts, cela ne fait qu’envenimer les choses. Et puis, assure-t-elle, le père aurait fait de la prison... pour pédophilie. ! Il vaut donc mieux que son fils ne le voie pas. Vrai ? Il avait, dit-on, une allure étrange, volontiers séducteur vis à vis des hommes et des femmes indifféremment. Mais personne n’a jamais rien vu ni su. En général, il est vrai, cela ne s’affiche pas. De toutes manières, la famille ne voyait presque plus la branche Maquart, et plus du tout Catherine depuis son premier mariage. Sophia seule recevait parfois, environ tous les deux ans, une carte du type «bon baisers à tous de la côte d’azur» et elle transmettait. Ou est-ce un détour particulièrement odieux de Catherine pour décourager Alain de le rechercher ? Probablement puisque par la suite, elle tenta, en vain, de manipuler son fils contre Léa etc…

   Comme sa mère, comme Marc, cette très jolie blonde, sous ses dehors de poupée Barbie, n’est pas une sentimentale. Son infirmité, peut-être, -elle souffre en permanence- et son presqu’abandon, autrefois, par sa mère, même si celle-ci l’a tout de même valorisée («j’en ai une belle et intelligente et une autre laide et sotte» disait sobrement celle-ci de ses filles !) l’ont sans doute dégradée: Alain l’a payé au prix fort. Il ne veut pas d’enfants.

   L’aînée de Marthe, Virginie, celle qu’elle appelait en toute simplicité l’idiote dut, à la mort de leur père, élever ses soeurs tout en travaillant, dès seize ans: elle ne guérit jamais de sa terrible enfance. Toujours gentille, mais dépressive, agoraphobe, définitivement usée et malade, elle vogue de pilule en pilule. Veuve jeune d’un ouvrier du bâtiment, elle a dû élever seule sa fille unique, Marie. Elle s’en acquitta au mieux. Mais celle-ci ne put faire d’études: peu capable, ou seulement désireuse de soigner et de soulager sa mère ? La jeune fille travaille comme serveuse. Très jeune, elle s’est liée à un homme plus âgé, paresseux et violent, qui l’exploite: un souteneur, dit-on. Virginie, épuisée, n’a pu l’en empêcher: Marie était enceinte. On craint la suite. Personne ne se soucie de cette toute jeune femme et de sa mère qui du reste ne demandent jamais rien. La branche aînée n’existe plus: la famille a depuis des décennies tiré un trait sur ces «gens-là», comme dit Anaïs. Rejetant Marc et Sophia, puis Marthe, ils ont aussi, par le même mouvement, rejeté ses filles, y compris Virginie, que tous apprécient pourtant. Même ses soeurs pour lesquelles elle s’est sacrifiée ignorent plus ou moins leur aînée ou la méjugent: elle n’est pas très décorative. Exit donc la branche Maquart, bourreaux et victimes ensemble, dans un sac en Seine. C’est trop compliqué, ces affaires. Quant à Marthe, ne s’étant jamais souciée de sa fille, elle ne s’intéresse évidemment pas davantage à Alain ou à sa petite-fille en péril:
        — Moi j’peuuu pââââ... »
De temps en temps, elle leur envoie de l’argent cependant. Virginie lui en est reconnaissante :
        — Sa’ l’gr’mèr’, ch’s’pââ cqu’ce qu’j’rai’fait…»
L’accent, de ce côté-là, est si marqué que Léa ne les comprend pas. Il faut que Manon, qui est bilingue, traduise. Le reste de la famille n’en a aucun. 

   La dernière fille de Marthe, la «petite» Laure, la plus équilibrée, la mieux éduquée, dit-on, celle qui, grâce à son aînée, a fait quelqu’étude, est devenue prof de secrétariat: mariée, elle a immédiatement divorcé, son mari ayant été rejeté sans appel par Sophia, par Marthe et surtout par Catherine, la tête du clan Maquart. C’est un simple employé de la SNCF, et gauchiste avec ça: il est donc infréquentable pour Catherine et Sophia qui ne tolèrent le gauchisme que chez les bourgeois, ceci faisant passer cela. Laure, docile, s’est exécutée: elle élève donc seule son fils. Marthe, évidemment, ne l’aide en rien. Catherine, parfois, lorsque sa vie agitée lui en laisse le loisir. Virginie, également, malgré ses propres soucis... No coment.

   Marthe eut aussi un petit garçon, qui mourut en bas âge. Malade, elle le fit «voir» par un médecin, qui diagnostiqua une déshydratation. Elle ne comprit pas ce que cela voulait dire. Luis, pas davantage. Personne ne leur expliqua précisément le danger que courait l’enfant. Il devait boire, dit seulement l’homme de l’art: si ce n’est que cela, ce n’est rien... Ils étaient invités ce soir-là: une soirée importante, puisqu’il s’agissait d’aller chez un gros, un énorme carrier, dans tous les sens du terme (quatre-vingt pour cent du marché), celui qui devint ensuite l’amant de Marthe ou qui peut-être l’était déjà, on ne sait pas: en tout  cas, une relation indispensable pour son mari, un entrepreneur prospère, toujours à la recherche de nouveaux contrats. Les affaires… Ils y allèrent sans hésitation, laissant le bébé à la garde de Virginie, qui avait juste six ans, une Virginie armée de biberons hâtivement préparés, au cas où. Mais la petite fille put dormir à son aise. Le bébé mourut juste après leur départ. Etouffé ? Déshydraté ? C’est la vie. Maintenant, Marthe en parle un peu: elle a eu tellement de peine, autrefois. Elle s’est tue: à quoi bon attrister tout le monde ? Il vaut mieux garder ces histoires pour soi. Cela ne vous rappelle rien, Hercule ? Peut-être, en effet. Sophia non plus ne mentionne jamais cet unique petit-fils, mort de maladresse... Ou de maltraitance, d’indifférence, de sottise.

   Luis obtint les marchés convoités. C’est, du reste, peu après, en inspectant un de ses chantiers, qu’il tomba sur une verrière et se tua. Pas sur le coup: il traîna plusieurs jours à l’hôpital, la tête éclatée, déformée, de travers, bavant et saignant. Marthe n’y alla pas: elle était trop sensible. Et puis, il était inconscient: de toutes manières, cela ne servait à rien. Le médecin, du reste, le lui avait interdit.

Luis mort, elle partit avec le carrier, qui s’était occupé de tout. Cercueil, enterrement, il lui avait même fait construire un magnifique tombeau: c’était le moins... Elle semblait enfin remise.
        — Mais intérieurement, qu’est-ce qu’elle a souffert...» dit Tania, sa belle-sœur, surnommée «le vieux chameau», sur laquelle nous reviendrons: c’est l’épouse autoritaire mais hyper performante d’Antoine-Gavroche, le frère de Marthe dont nous allons parler.
      — Elle cache, parce qu’elle est fière, comme tous les Delage.»
Hercule Poirot: on a déjà entendu cela quelque part... Peut-être est-ce exact ? Pourquoi pas ? Marthe s’est trouvée une amie, en tout cas, très inattendue, on va le voir.

    Ensuite, il y eut Denis, avant même sa mort, lorsque l’amant carrier battit de l’aile ; Rencontré par une annonce discrète, récemment veuf d’une épouse de son âge qui l’avait efficacement secondé, mais tyrannisé, il fut littéralement subjugué par cette énorme femme-fleur parfumée en pastel et volants, qui souriait, ne disait mot, se laissait conduire, entretenir, aduler, aimer, et le vouvoyait cérémonieusement. Elle dit que, malgré la différence d’âge, elle l’aima et qu’il fut le seul. Sans doute. Mais, à la fin, elle avait aussi prévu un vacataire... A moins qu’il ne se soit présenté tout seul ? Le hasard ? Un médecin, en effet.

      — L’ problèm d’ la  Tounette -disait Sophia, inconsciente du comique de ses propos- c’êst qu’lââ pâââs l’ permis d’ côônduire.»
Cela explique, en effet: prévoyante, elle avait toujours un mari en réserve pour les bouclages lorsque celui qu’elle possédait battait de l’aile. Peut-être, si elle avait passé le permis de conduire… ? FG n’y avait jamais pensé: mais cette idée l’amuse. La vérité, dit-on... A moins que ce ne soit l’inverse...

   La deuxième enfant du couple Marc-Sophia, Michèle, à côté de sa lourde aînée, fait contraste : elle est fine, vive et belle, d’une beauté lumineuse et naturelle, entre Ingrid Bergman et Bibi Anderson. Les Delage n’y sont pour rien: c’est le visage de sa mère en blond clair, comme Marc. A l’inverse de sa sœur, elle a réuni en elle les traits les plus harmonieux de ses deux parents, comme si elle les avait judicieusement choisis après un examen critique. Moins petite que son aînée, mince et souple, elle rit tout le temps. Et cependant, elle fut, adolescente, livrée sans défense à des familles d’accueil paysannes où on la faisait trimer dur et mourir de faim. Quoiqu’aimant ses enfants, tout au moins ses garçons et son aînée, Sophia fut contrainte d’abandonner les deux du milieu: deux sur quatre: Marc refusait de se charger d’eux. C’était la guerre, et il gagnait trop peu. Chez des paysans, au moins, ils mangeraient convenablement. C’était pour leur bien, en somme: Hercule Poirot, cela ne vous dit rien ? Ce fut un désastre.

   Exit donc Michèle-Cosette, qui a treize ans, et son frère puîné, Antoine-Gavroche, qui en a seize. Les parents ont cependant quelques excuses: on est en 43, tout est rationné en ville. Antoine, un très beau gars, grand et mince, bien découplé, malin, habile de ses mains, mais sans aucune instruction, lassé de travailler comme une bête et de ne pas manger à sa faim, fugua. Car, contrairement à ce qui avait été dit, dans les familles d’accueil, ils mangeaient encore moins que chez eux. La misère aidant, il se fit d’abord délinquant, puis, résistant. Des petits coups pour rire: ensuite, il fut recruté dans un réseau... Il ne mangeait toujours pas à sa faim, certes, mais il existait enfin. Poursuivi, il se réfugiera à Dijon, dans la HLM familiale dont Sophia lui ouvrit les portes... Et d’où Marc, rentré du travail, le chassa aussitôt, le condamnant alors à l’arrestation, la torture et la mort. Sa débrouillardise d’enfant des rues aidant, il en réchappa tout de même. A la Libération, il plaidera pour son père: celui-ci échappera de justesse au poteau. Sa philosophie tient en peu de mots:
       — Laiss’ tomber, c’t un con».

    Décoré mais sans diplômes, il s’engagea  dans l’armée, se fit, lui aussi, baroudeur: Indoch, Algérie etc... Cette partie de sa vie est moins glorieuse que la période de la Résistance durant laquelle, la nuit, il sabotait les side-car des soldats Allemands en déboulonnant les fourches et les joints, grippant les freins ou plus simplement crevant les pneus. La retraite de sous-off sonnée, jeune encore et toujours débrouillard, il fonda un garage (!) et, aidé par sa femme Tania dont il a déjà été question, Tania dite «le vieux chameau», -elle se fait une gloire du surnom dont on l’affubla dans son travail de chef du personnel d’une entreprise de transport- il s’enrichit. Sa fille, Anna, est devenue médecin: célibataire, sous la coupe de sa terrible mère qui refuse de lui passer le téléphone lorsqu’elle juge que les symptômes décrits ne sont pas alarmants ou lorsqu’elle a besoin d’elle, elle n’a pas d’enfants et n’en veut pas. Cela suffit, avec tout ça, dit-elle. Les Delage, au moins cette branche, finiront avec moi. Cette très belle femme blonde et pète sec a épousé… un roitelet Africain tout rond, veuf, plus âgé qu’elle, mais elle vit et travaille toujours à Strasbourg. Il n’est pas question pour elle d’aller vivre au Congo: Tania ne supporte pas la chaleur. Il s’agit donc d’un mari de vacances, assez peu encombrant malgré sa corpulence. On le verra, beaucoup, à la deuxième génération, vont adopter la même politique: la famille, fort nombreuse au départ, fut ensuite très peu prolifique. De moins en moins. Jusqu’au zéro fatidique.

    Après leur mutuel veuvage, Marthe et Tania se sont amicalement liées: l’une étant aussi nonchalante et fruste que l’autre vive et intelligente, cette amitié ne laisse pas de surprendre… Et révèle un côté inattendu des personnages: Tania, la terreur des durs de son entreprise de routage, Tania -et par conséquent Anna- plaint beaucoup sa grasse et souriante belle-sœur. Elle s’en ouvre à Léa, interloquée:
        —  Veuve si jeune, pense un peu, et sans profession, avec trois enfants en bas âge dont une infirme… Et son bébé mort, son seul garçon ! Puis un second mari âgé, difficile et malade… (Apparemment, dans son scénario, Marthe a shunté le mari intermédiaire qui, collant trop à la mort de Luis, voire la chevauchant, ne s’harmonisait pas avec l’argument…) Denis, qu’elle a tant aimé, -ce furent les seules années, si brèves, de bonheur dans toute sa vie-, mais qu’elle a dû soigner jusqu’à la fin alors qu’elle était elle-même si mal en point… Et pour finir, le rejet par sa propre famille, par sa sœur jalouse, Michèle, qui l’a contrainte à l’exil (à Cannes, oui je sais), et qui l’a à jamais coupé des siens et de sa mère. Sophia en est morte, sans qu’elle ait même pu la revoir, la pauvre… Marthe n’a pas eu une vie facile, tu sais.» 
Et Anna qui, professionnellement, est versée en psychologie, pose son diagnostic final:
      — Michèle a voulu évincer sa sœur pour pouvoir enfin accaparer leur mère. Elle s’est offerte à la soigner pour l’avoir un peu à elle seule, juste avant sa fin. Si tu savais ce que Marthe a souffert au téléphone lorsque Michèle lui racontait l’état de Sophia, lui décrivant par le menu sa déchéance, ses souffrances. C’est pour ça qu’elle ne répondait plus, à la fin. Ca lui faisait trop de mal. Marthe n’a jamais su se défendre...»
    Tania -et par conséquent Anna- la défendent, la consolent, la dorlotent… Marthe se laisse défendre, consoler et dorloter. Tout va bien.  
 - Nous verrons qu’il y a peut-être une part de vérité dans cette étonnante analyse.-

    Le dernier-né de Marc et de Sophia, David, fut mieux traité. Non pas adulé comme l’aînée: mais au moins ne fut-il pas abandonné. Vigile de supermarché en raison de son imposante carrure, celle de Marc, sans la moindre instruction également, (aucun des enfants de Sophia ne fut instruit, fait inouï dans cette famille de lettrés) il mène une vie de couple heureuse avec une épouse douce et autoritaire à la fois, ménagère émérite qui occupe un emploi subalterne dans une entreprise agro alimentaire. Et ses enfants, juste un peu Delage, (l’atavisme, toujours, à quelque niveau social que l’on soit), ont l’air équilibrés. Léa ne les a jamais vus. Sans vagues, sans réflexion intellectuelle trop poussée, peut-être a-t-il su, lui, tirer son épingle du jeu ? Mais il n’a pas été trop maltraité: cela lui a sans doute été plus facile. Sa femme l’y a-t-elle aidé ? Certainement: mais il a fallu qu’il la rencontre. Les autres ont eu moins de chance.

   Mais Tania déteste cette trop dynamique et parfaite belle-sœur… qui est aussi sa sœur cependant et dont elle a «fait» le mariage autrefois: une salope dit-elle, que leur mère préférait et qui lui aurait volé ses bijoux, ou se les serait injustement fait attribuer. Les deux familles ne se voient plus: il est même interdit aux enfants, qui ont entre trente et quarante ans pourtant ! de se parler. Tous s’alignent: Anna ne connaît pas ses cousines et semblera gênée lorsque Léa, ignorante alors de la brouille, lui dira qu’elle aimerait  les rencontrer. Elle éludera: c’est trop compliqué, ces histoires. David, de lui-même, malgré les invitations, n’est jamais venu au Ranquet. Cela n’a curieusement pas affecté Jérôme, pourtant susceptible sur ce point: Denis est un Maquart, s’il a décliné, ce ne saurait être par snobisme. Léa comprend après-coup: il ne voulait pas risquer d’y rencontrer Tania, qui, elle, fait au contraire volontiers le tour de la famille, invitée ou pas. Creuse-t-elle autour de sa sœur cadette et de son mari un fossé qu’ensuite ils ne se soucient pas ou ne peuvent franchir ? Pas de vagues, toujours. Où sont les cadavres dans le placard, de ce côté là ? Léa ne le saura pas. Sans doute chez les Bertier, pour cette fois. Exit la branche David.  


            12 Michèle

     Le personnage est en effet peut-être plus complexe qu’il n’apparaît. Sur ce point Léa, comme toutes les Delage à quelque génération que ce soit, s’est alignée sans débat sur l’opinion de sa mère. Mais Léona, sous son apparence autoritaire, était candide. Et Michèle, séductrice: elle a très vite compris comment actionner la cévenole. Léa se surprend à penser: et si ses gaffes, que nous allons voir plus loin,  étaient volontaires ? Et si elle avait opté pour le rôle de la soubrette faussement naïve qui, dans la comédie de Molière, énonce sans que l’on ne puisse lui en faire grief quelques «vérités» gênantes ? Possible. Cela expliquerait les rabrouements de Coco, qui, lui, est bourru mais bon. Et aussi le jeu qu’il joue par obligation pour éviter la casse. La partition est peut-être plus sophistiquée qu’elle n’a l’air.

    Les leviers de Léona la communiste sont simples: la misère, les injustices sociales, l’enfance chez des paysans où on meurt de faim, l’abandon... Et la machine démarre aussitôt sans à coup, le plein de capital-sympathie au maximum. Michèle ne se fit pas faute de l’actionner régulièrement, par exemple lorsqu’elle sentait que ses penchants plus ou moins avoués pour le Front National amenaient un froncement de sourcils chez la Cévenole -et chez sa fille- soudain prêtes à bondir comme deux chattes en chasse parfaitement dressées. Suivait alors immanquablement le:
          – J’ai pas pu aller à l’école, à dix ans je sarclais la patates, ces trucs là, je comprends pas, bon, on peut pas tout avoir, tant pis…» qui amenait un rire soulagé.   
          – C’est Michèle !
Comme on disait autrefois :
          – C’est Sophia !
Ce qui signifiait: cela ne tire pas à conséquence, les pauvres, avec leur enfance etc… (Tiens, on a déjà entendu ça quelque part..)      

    Et si c’était un jeu ? Une pose pour désarmer l’innocente ? Léa songe : finalement, tout ce qu’elle sait de Marthe vient de Michèle qui la déteste. Certes elle l’a vue quelques fois, rarement, et l’image qu’en donne sa sœur, dans les grandes lignes, semble exacte. Ses propos, sa nonchalance, son égoïsme… Mais…

    A la mort de Léona, Michèle certes appela plusieurs fois Jérôme, longuement, fait remarquable pour quelqu’un qui n’usait pas volontiers du téléphone. (Michèle, impécunieuse, est aussi fort avare.) Elle ne vint cependant pas à l’enterrement. Personne ne lui en fit grief. Quatre cents kilomètres, une grippe etc… (Observons toutefois qu’elle possède malgré tout un appartement au cap d’Agde où elle se rend régulièrement, parfois pour un week end seulement et qu’elle fut de toutes les sœurs et nièces de Jérôme celle qui séjourna le plus souvent au Ranquet, débarquant parfois sans même prévenir, chose très rare.)

    Elle vint cependant un mois après «pour aider Jérôme l’ pauv’…» Léa ne lui avait  pas caché qu’il eût été préférable qu’elle vînt après son départ ou plutôt un ou deux jours avant: le relais  -moment crucial où après le tohu bohu des visites, Jérôme allait se retrouver seul, l’été fini, dans une demeure de douze pièces- serait ainsi assuré. Et si elle voulait rester au Ranquet jusqu’aux vacances de la Toussaint, (un mois) c’aurait été l’idéal pour «le pauv’ Jérôm’» puisqu’à ce moment là, Léa serait de retour pour quelques jours.

    Hélas ce ne fut pas possible. C’était bien en Août qu’elle comptait venir: avant, elle ne pouvait pas (on va m’ livrer une cuisinière et tu sais ce que c’est..) et après, pas davantage (on doit vérifier après l’ location, tu sais ce que c’est.) Elle « pouvait» la dernière semaine d’Août exactement. Soit. Jérôme fut tout de même ravi de voir sa nièce préférée, si drôle, si vive, si belle. Une fausse note pourtant, que SDP, toujours pétri de bienveillance vis-à-vis de Michèle, ne releva pas ; Michèle «invita» également Virginie (qui vit à Aix). Après tout, pourquoi pas ? Elle aussi, douce et compatissante, allait remonter le moral de Jérôme… Et de Léa.  

   Voire. L’arrivée de sa nièce fut un moment d’intensité dramatique puissant pour Michèle. Cris de joie, embrassades infinies, exclamations, rires…
           – D’puis l’temps, ma cocotte ! Tu as maigri dis donc mais ça te va bien… Et ta fille ? etc…
Gêne palpable de Virginie… Elle se détacha de sa tante et alla embrasser Léa. Michèle n’y prit aucunement garde et continua son babil:
Léa n’avait pas mis la piscine en marche, la pauv’, avec cette histoire, c’est normal. Elle est tout’retournée, c’tait si inattendu. Mais il fait un temps, n’est-ce pas ? Et c’est la meilleure période, fin août, lorsqu’il pleut pas du moins. Là, on a de la chance…
Au fait, que va-t-on manger ? Tu dois être affamée ma cocotte…

    Léa n’y avait pas pensé. (Mais elle avait fait les commissions, du surgelé exclusivement.) Une autre fausse note.
            — C’est pas grave, on va faire de patates. J’adore ça. Et toi ma cocotte ? Tu peux en manger avec ton foie? Sinon il y a des œufs… On pourrait faire une crique, tu te souviens, comme avec Mamanlo ?  S’il y a du gruyère… (Mais il n’y en avait pas.) Zut c’est moins bon enfin tant pis…

    Léa partit sur la montagne. Ne plus entendre. Ne plus entendre. Coco la suivit, discrètement. Elle était assise sur le rebord du bassin. Il lui passa simplement son bras autour des épaules.
        —  Elles t’emmerdent, hein ? »
Pour la première fois depuis la mort de Léona, elle éclata en sanglots.

    Mais pourquoi ? Pourquoi être venue à ce moment-là ? C’était facile à comprendre, Hercule: une simple question de géographie. Le Ranquet est situé à mi distance du cap d’Agde et d’Aix et c’est le passage obligé lorsqu’on rentre à Paris. Cela faisait une étape. Comme d’habitude. Mais, là, d’une pierre deux coups, Michèle put revoir Virginie l’espace d’une semaine. Dommage, il n’y avait pas la piscine, mais baste, vu les circonstances…

    Michèle partit dix jours après, en même temps que Léa. (Virginie, qui ne cacha pas sa désapprobation devant l’attitude de Michèle, ne resta que trois jours, essayant durant son bref séjour d’aider Léa comme elle pouvait, aux tâches ménagères en particulier.) L’avant-veille, au cours d’un repas de surgelés (comme d’habitude !) Michèle ne tarit pas d’éloges sur sa belle-soeur, (la femme de David) qui, malgré un travail éreintant, savait admirablement recevoir. Jamais un seul surgelé, tout, absolument tout était fait à la maison, et des gâteaux, si tu voyais, je sais pas comment elle fait, en plus elle a très peu d’argent et de temps…

   Elle s’offrit ce jour là, exceptionnellement, (Virginie n’était plus là) à «te faire ta vaisselle… quand même, on t’a donné du dérangement, ma pauv’ petit’.»

   Alors ? Malgré le pathos de son discours qui, observons-le, ne concerne jamais qu’elle-même (et à la rigueur son frère Antoine), malgré son charme de titi parisienne délurée et nature, Michèle elle aussi, comme sa sœur, n’est pas une tendre. On le verra plus loin d’une façon encore plus évidente lorsqu’elle se réjouira ouvertement de la mort de Roberte, la vieille et bonne sœur cadette de Sophia, un peu simple d’esprit, «qui avait tendance à parler trop de la famille…»

   Alors ? On ne sait pas. Où est la cause, où est la conséquence ? L’enfance de Michèle ne l’a en effet pas disposée à la longanimité et à la douceur. Une fois tirée d’affaire, elle a certes tenté de copier les attitudes Delage-Rougeon, mais cette Maquart n’y est parvenue que superficiellement, et au fond ce fut pire. Cela put parfois la faire paraître hypocrite, ce qu’elle n’est pas, ou avec une telle candeur que cela ne s’appelle plus hypocrisie. Ses éclats de joie devant Léa, un mois après la mort de Léona, lorsqu’elle revoit Virginie l’attestent. Jérôme, si susceptible en d’autres circonstances, ne lui en voudra d’ailleurs nullement.  – C’est Michelle ! »

   Et Manon dans tout cela ? C’est elle également qui se fit avec Michèle la trouvère, pour le public Léona-Léa, de la saga-Marthe, elle et évidemment sa fille Evelyne qui reprend ses propos sans les changer d’un iota. Michèle sut-elle manipuler Manon comme elle manipula Léona ? Cela n’est pas exclu, bien que Manon fut la proche voisine de Marthe et donc le témoin direct de certaines scènes relatées, la mort du bébé par exemple, celle de Luis ensuite puis de Sophia récemment. Michèle n’est pas la douce Cosette dont elle s’est attribué le rôle une fois pour toutes, rôle qui fonctionnait parfaitement vis-à-vis de Léona et de Manon, les deux femmes les plus influentes de la famille qui allaient emporter l’approbation de l’ensemble… inconsciente toutefois que ses didascalies ne collaient pas toujours au personnage. Mais est-elle vraiment la manipulatrice sans scrupule que décrivent Marthe et Tania -donc Anna- ? C’est à voir. Jalouse ? Oui. Mais il y avait de quoi. Méchante ? Certainement, par inconscience. Profiteuse et égoïste ? Parfois. Sotte ? Sans doute, puisqu’elle ulcère Léa sans aucune nécessité. Avare ? Elle l’avoue elle-même. Mais encore ? Tania (donc Anna) ont une autre idée :
             — Sophia a abandonné Michèle et Antoine parce que c’étaient les deux les plus dégourdis et de beaucoup. (Une contradiction, puisque c’était soi disant pour «leur bien» qu’ils avaient été laissés chez des paysans.) Pas Marthe, toujours fragile, et un peu naïve, ni le plus petit, David.»
   Soit. Un élément joue en la faveur de Tania : Antoine a toujours eu d’excellentes relations avec ses deux sœurs, une performance lorsqu’on voit à quel point elles se haïssaient. Il n’en a jamais voulu à Marthe, y compris lorsqu’elle a laissé sa mère malade seule à Dijon.

    Alors Hercule ? Une vengeance, la pire qui soit ? Michèle aurait-elle voulu déchirer in extremis sa mère et sa sœur de la manière la plus cruelle: en les séparant définitivement juste au moment où Sophia était au bout de sa vie ? Peut-être: mais ce n’est assurément pas la cause du départ de Marthe, même si celle-ci a ensuite romancé l’histoire en sa faveur. Il est probable que l’analyse de Michèle sur sa sœur est à peu près exacte -Manon, et même Eric, toujours indulgents envers leurs nièces, la confirment en tout points- mais qu’elle force un peu le trait. En revanche, son propre personnage n’est pas vraiment conforme à celui qu’elle proclame et publie à grands renforts de clichés Harlequin. La question se pose, Hercule: pourquoi cette indifférence, cette cruauté qui, quoiqu’elle en dise, la rapprochent tout à fait de son aînée honnie (du moins telle qu’elle la décrit) ? Que s’est-il passé dans la vie de cette belle fille livrée à elle-même dès l’âge de quatorze ans pour générer un tel amoralisme cynique, innocent et obscène -sous une apparence de titi facétieux- ? Facile à deviner… Peut-être. 




     13 Le pendule oscillant


   Ce ne sont pas les enfants les plus maltraités qui devinrent ensuite les parents les plus détestables, au contraire: Marc, Jérôme, Marthe, Catherine, furent les préférés de leurs parents et bénéficièrent d’une éducation privilégiée: ils se montrèrent ensuite rejetants, cruels et abandonniques envers leurs propres enfants, tandis que Michèle, Antoine, Virginie et Léa, les moutons noirs firent des parents acceptables. Cela ne correspond pas à ce qui est généralement admis. Derrière la préférence ostensible, se cachait-il, dans certains cas, un élément pervers, glauque, invisible ? Un inceste ? Mais un inceste «amoureux», tendre ? Si l’adulation de Clara pour son aîné est classique -un fils, le premier, et si beau !- Léa a toujours été surprise par l’adoration que vouait Marc, suivi par Sophia -qui n’était pas très éminente psychologiquement- à leur aînée... ainsi que par la froide indifférence de celle-ci lorsque son père, (puis sa mère) devint malade, puis mourant:
      — J’aim’pââs les vieux, moââ…» dit-elle, pour justifier l’abandon de celui-ci dans un sordide mouroir alors que, mariée et prospère, elle aurait pu lui offrir une fin de vie décente. L’intuition survient: et si Marc... ? Cela expliquerait le rejet par la fille du père devenu âgé, et surtout son incroyable repli sur elle-même, égoïste et glacé, y compris envers ses compagnons et ses enfants, ainsi que sa pseudo prostitution. Les prostituées ont statistiquement, dans une écrasante majorité, subi une agression sexuelle incestueuse dans leur enfance. Admettons. Mais Jérôme ? On y revient, Hercule. Non, là, elle ne voit rien. Et Catherine ? Léa, de même, imagine mal Luis, père aimant durant sa brève existence, se livrer à un inceste envers celle-ci, toute petite. Luis, non, c’est certain… Mais les hommes qui tournaient autour de Marthe ensuite, qui furent nombreux ?

    Mais, laissons de côté la psychologie classique. Peut-être est-ce plus simple, Hercule: les enfants préférés, acceptant la maltraitance du reste de leur fratrie, (l’habitude de l’injustice se prend vite, surtout lorsqu’elle joue en notre faveur), devinrent logiquement par la suite égoïstes et pervers envers tous, y compris envers leurs propres enfants: la reproduction biaisée de la situation initiale qu’ils avaient connue, vue, tolérée voire suscitée et appréciée est logique. Un enfant aimé devient, dit-on, souvent un parent aimant. Peut-être, mais... Un enfant aimé dans un milieu délétère où les autres ne le sont pas (voire sont maltraités) tend à se transformer en égoïste envers tous et même envers ses propres enfants, ou certains seulement. Michèle dit à ce sujet que sa soeur jouissait ostensiblement des humiliations que lui infligeaient leurs parents, allant jusqu'à la «dénoncer» sournoisement  pour la faire battre ou insulter: il est vrai que celle-ci, aveuglée par la haine qu’elle a engrangée vis à vis de son aînée n’est pas toujours fiable dans ses souvenirs, mais admettons qu’elle ne fasse qu’exagérer: le fait demeure plausible. De même Catherine, à la génération d’après, ayant toujours entendu Luis et Marthe dire benoîtement devant tous: «On en a une belle et intelligente et une autre idiote et laide» a fini par reproduire, avec sa sœur en premier, puis envers ses enfants ensuite l’attitude injuste et perverse de ses parents: Virginie est méprisée, Alain également mais son jeune frère sera mieux loti. Jérôme fera de même.

    Ces enfants-là, placés dans un milieu où l’injustice en leur faveur régnait en maître devinrent des espèces de monstres. Tout leur était dû: on le leur avait enseigné, ils l’avaient admis avec naturel, ils l’exigèrent ensuite. Leurs familles les avaient transformés en Princes. Ils ne se sentaient donc aucun devoir particulier envers quiconque, pas même envers leurs enfants ni leurs parents lorsqu’ils devinrent âgés et dépendants. Et vice versa, ceux qui subirent de plein fouet la maltraitance (Michèle, Antoine, Virginie, Léa...) ne la transmirent pas, ou du moins s’y efforcèrent passionnément, sans nécessairement y parvenir totalement. Il y a là comme un jeu de pendule oscillant: les princes devinrent abandonniques ; les délaissés, des parents attentionnés. De la même façon, les Princes choisirent des compagnons admirants, souvent socialement haut situés, tandis que les délaissés, quelles que soient leurs qualités, s’associèrent plutôt à des petits. Ils furent parfois un peu méprisants, eux aussi, envers eux. L’habitude... Certains -Anaïs, Léa-, à la fois maltraités et préférés, par exemple par d’autres membres de la famille, dans leur autre lignée (dans le cas de Léa, c’est sa grand-mère maternelle, qui fit contrepoids) choisirent des compagnons intermédiaires, aimants mais, par certains côtés, les mésestimant aussi, un moyen terme intéressant: des étrangers par exemple dont la famille les rejeta. Léa fut la Goy d’une famille de Juifs Orientaux intégristes ; Anaïs, l’Infidèle d’un clan Chi’ite Iranien ; et même, à la génération d’après, Anna, belle et brillante, s’associe tardivement à un Africain rondouillard, veuf et chargé d’enfants, au difficile caractère dit-on. Roitelet certes, mais...

   C’est ainsi que Michèle-Bibi Anderson épousa «Coco», un employé municipal, sans doute simple balayeur: ô damnation, même pour la fille de Sophia. Aimant cependant, mais alcoolique, il se montra souvent dur et autoritaire envers sa femme, qui pliait sans discuter, en riant. Le couple fut évidemment blackboulé par tous, sauf par Jérôme, qui retrouve en sa nièce les traits et l’heureux caractère de Sophia, sa presque mère ; Léona aidant, «Coco» également fut apprécié au Ranquet. Le cas est unique. Chez les autres, Michèle était parfois reçue, mais seule: «Coco», sans que jamais rien ne fût dit, sentant l’atmosphère s’alourdir dès qu’il ouvrait la porte, de lui-même, s’en allait boire tout seul au café du coin, attendant pour ramener sa femme à la maison. Quoique gentille (en apparence) et drôle, Michèle déroute par son affèterie maladroite qui jure avec ses nombreux cuirs. Elle aussi ne voyage qu’en Première: en seconde, il y a décidément trop d’Arabes s’excuse-t-elle aimablement, devant Nathan, qui est Arabe (Juif Oriental), comme Léa ne le lui a pas laissé ignorer. Elle ne le fait absolument pas exprès, (?) c’est tout son charme. Au delà d’un certain niveau culturel et social, elle juge que l’on ne saurait être vraiment Arabe: ou alors cela n’a plus d’importance. Elle aimerait bien cependant que Léa soit plus discrète quant à l’origine ethnique de son mari et le dit à Jérôme, qui lui répond qu’elle a toujours eu le goût de la provocation, on n’y peut rien.
Michèle est navrée:
     — Pauv’

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