dimanche 30 octobre 2011

Le puits de Célas 2

La Grande-Bretagne, protégée par son insularité et dont la flotte, la plus puissante d’Europe, lui donne mainmise sur les mers, se retrouve donc seule face à l’Allemagne. Elle résiste : la tentative d’invasion de l’Allemagne, dite la bataille d’Angleterre, après des bombardements intensifs, est un échec et un échec cuisant pour Goering qui avait promis une victoire rapide... ou de manger son chapeau. Observons que dans cette bataille, 576 pilotes étaient étrangers : polonais, tchèques, canadiens, français, néo zélandais, belges, australiens... En effet, le nombre de gouvernements en exil implantés sur son sol petit à petit en avait fait le point de ralliement de volontaires de tous pays, parfois bien entraînés, prêts à combattre… qui avaient dû accomplir un long périple pour la rejoindre. Notons à ce sujet qu’ils seront alors souvent considérés comme membres de la Royal Air Force ou de l’armée anglaise et que parfois leur mort au combat n’est pas mentionnée dans les archives françaises : c’est le cas près de chez nous du lieutenant Louis Nouvel par exemple, mort à Ismaïlia en Égypte, sur « Hurricane », chasseur bombardier dans l’escadrille « Ardennes » basée en Syrie. [Notons à titre anecdotique, que l’ « as des as » de la chasse aérienne, l’écrivain Pierre Closterman (33 victoires) est décédé récemment près de chez nous.]
L’Angleterre donc résiste, malgré les tout nouveaux sous marins qui patrouillent dans l’atlantique pour couler les navires qui la ravitaillent, son insularité la rendant dépendante de l’étranger notamment pour le pétrole. Mais, malgré les pertes importantes qu’elle inflige aux alliés, jamais la flotte allemande ne parviendra à empêcher la circulation des transatlantiques. Mieux : le fameux cuirassé allemand « Bismarck », jaugeant 50 900 tonnes, un monstre d’acier à la coque insubmersible si épaisse qu’elle résistait aux tirs de canon, spécialement armé pour être lancé dans l’atlantique contre les vaisseaux anglais, sera coulé avant même de l’avoir atteint… et du coup son jumeau, le « Tirpitz », ne s’écartera plus des fjords norvégiens… (il sera également envoyé par le fond.) Les anglais ont la maîtrise des mers… et aussi la rancune tenace : le juste achevé « Bismarck », qui, parti de Gdnia, en Poméranie, prenait pour la première fois la route pour l’Atlantique, repéré puis intercepté vers l’Islande, avait coulé le croiseur emblématique « Hood » (1429 morts) d’un seul coup de canon… Ce fut alors l’ordre lancé à toute la marine par Churchill : « Sink the Bismarck ! By all the ways.» Coulez le Bismarck ! Par tous les moyens. Ce qui fut fait : il n’était pas insubmersible comme Hitler le prétendait mais il résista plusieurs heures, gouvernail endommagé, aux croiseurs et avions en grand nombre qui le torpillaient de tout côtés par air, fond, et surface (1800 morts).
En octobre 40, Mussolini attaque la Grèce, sans succès, si bien que les anglais qui accourent aussitôt l’occupent, ainsi que la Crète… ce qui force les allemands à attaquer la Yougoslavie, puis la Bulgarie afin de se livrer un chemin pour porter secours à son allié en déroute. L’inefficacité de l’Italie en cette occasion et en quelques autres sera source de nombreux quolibets. La question des Balkans est réglée.
Certains pays se divisent : en Europe du sud-est, la Yougoslavie (le « pays des serbes, croates et slovènes ») qui rassemble comme l’indique son nom plusieurs peuples et religions, souvent ennemis, éclate : les serbes sont du côté allié ; les croates en majorité pro allemands… en raison de la domination serbe, ou par idéologie. Leur fer de lance, la sinistre milice croate « Oustachi » (« insurgé ») formée de catholiques romains… qui paradoxalement accepte dans ses rangs des musulmans, se livra à une « purification ethnique » contre serbes (catholiques orthodoxes), gitans (roms), juifs, communistes croates et les déportèrent « sur place » dans le camp de concentration de Jasenovak nouvellement construit où la plupart mourront (80 000 victimes)… Il y eut aussi les légions SS croates de Bosnie, musulmanes, appelées « Hadshär » (le sabre) au nombre important, 20 000 d’après certaines sources. Ces alliés inattendus de Hitler [des SS musulmans !] sont peu connus… mais servirent par la suite de « justification » à d’autres purifications ethniques contemporaines, cette fois du fait des serbes et contre les musulmans. Notons que, s’il y eut une forte propension chez les musulmans croates et bosniaques extrémistes en faveur des oustachis pro nazis, ils ne représentèrent tout de même pas la majorité de ces troupes fascistes, en principe strictement catholiques romaines dont du reste l’emblème est la croix avec un U. Au cours de cette guerre qui engagea le monde entier, les alliances, souvent pour des raisons territoriales et politiques spécifiques voire purement opportunistes, furent parfois déroutantes : en fait, il y eut plusieurs « guerres » dans la guerre.
Le 7 décembre 41, coup de théâtre : sans déclaration de guerre préalable, les japonais détruisent une grande partie de la flotte américaine stationnée dans le pacifique à Pearl Harbor. Avaient-ils mal digéré l’humiliation de leur exclusion du traité de Versailles, bien qu’ils aient combattu aux côtés de la triple entente ? C’est la stupéfaction générale… et aussi une erreur. Dans ce conflit et pour la première fois, toutes les règles de la guerre ont basculé, du fait de l’Axe : attaques en violation de traités, franchissement de pays neutres, coup de force sans déclaration de guerre préalable… bombardements… et cela paie. Hitler et Hirohito viennent décidément d’inventer une nouvelle façon de combattre : sans règles si ce n’est une seule, gagner à tout prix. Ils feront des émules. Cela paie ? oui, au départ. Du coup, le Japon envahit également ce que l’on appelait alors le « Tonkin » (le Vietnam de nos jours) et les premiers morts de la péninsule seront des soldats français au nord du pays, à la frontière chinoise. En Asie, certains pays sont sous domination anglaise ou française… le Siam (la Thaïlande), neutre, au début, avait, pour des questions de rivalité territoriales avec la France, tenté de se tourner vers l’Axe ; les pays des dominiums constituent des enclaves alliées, la Birmanie notamment, où les « chindits », ces soldats anglais parachutés derrière les lignes japonaises en bataillons, vivant dans la jungle avec des guides birmans, seuls ou aidés par les populations, surent déstabiliser les japonais …
Les Etats-Unis jusqu’alors non belligérants, contrairement au Canada déjà engagé, entrent alors en guerre… et la Chine, déjà en conflit avec le Japon depuis 37, rejoint le camp allié ; de nombreux pays d’Amérique latine suivent : Brésil, Mexique. Le conflit s’intensifie, s’élargit, devient mondial. Peut-on dire tant mieux ?
En 42, c’est le premier débarquement américain et canadien en Afrique du Nord : tout l’empire colonial français passe alors enfin du côté Allié. Ses soldats [arabes, kabyles, sénégalais…] feront d’exceptionnels combattants ; à Bir Hakeim, en 42, dans le désert libyen torride, les tirailleurs sénégalais retardent l’avancée de Rommel et permettront la victoire d’El Alamein. [140 000 sénégalais furent engagés dans le conflit, particulièrement redoutés par les allemands.] A Monte Cassino (150 000 morts au cours de cette seule bataille) ce sont les montagnards marocains du Corps Expéditionnaire Français, qui, au terme d’effroyables engagements qui suivaient des escalades extrêmement périlleuses, parviendront seuls à déloger les allemands de l’inexpugnable forteresse -les anglais et américains avaient déclaré forfait- et à ouvrir enfin la route de Rome : dès lors, l’Italie fasciste était vaincue. Notons que des partisans italiens, qui comptèrent 328 000 morts dans leurs rangs, aidèrent considérablement les alliés lors de la marche vers Rome. (Depuis septembre 43, l’Italie avait basculé, Badoglio avait pris le pouvoir et Mussolini ne représentait plus rien : mais les allemands avaient pris la suite. En fuite, il sera exécuté le 24 avril 45.)
Parmi les « français », les membres du corps expéditionnaire, arabes et kabyles firent le plus grand nombre des morts de Monte Cassino. La victoire sur Rome passa relativement inaperçue dans l’histoire pourtant : elle eut lieu le 5 juin, à la veille du débarquement. Au sujet de ces soldats d’Afrique, Gaston Monnerville écrit : « sans le corps expéditionnaire (les soldats africains et nord africains), la France aurait été un pays libéré ; grâce à celui-ci, c’est un pays vainqueur. »
L’URSS à présent. Le pacte germano soviétique de 39, quoique l’URSS ne soit pas en guerre déclarée contre la France et la Grande-Bretagne, débouche sur des livraisons à l’Allemagne des denrées dont elle manque en raison du blocus : pétrole, matières premières, céréales…
Mais en juin 41, autre coup de théâtre : c’est l’invasion de l’URSS par l’Allemagne, l’opération dite « Barbarossa ». Une erreur de Hitler, la plus grave. A terme, toute la guerre est jouée. Car la résistance du peuple soviétique est extrême, héroïque, imprévue… De fait, à partir de ce moment, l’Armée rouge retient sur le front de l’Est les deux tiers de la Wehrmacht et de surcroît ses meilleures troupes et les mieux équipées… et elle en met 85 % hors combat. C’est une hécatombe, des deux côtés mais les soviétiques, plus nombreux et sur leur propre terrain, sont militairement moins affectés. Dans tout le conflit, 80% des pertes allemandes seront subies sur le front russe qui coûta donc 4,8 millions d’hommes à Hitler. Aucun autre pays ne lui a porté un tel coup : de cette hémorragie, l’Allemagne nazie ne se relèvera plus.
Stalingrad notamment (septembre 42 à février 43) reste un effroyable emblème. Il n’y a aucun précédent dans l’histoire d’une telle bataille : elle dura six mois, dont trois mois du terrible hiver russe durant lequel les températures descendent à moins trente degrés. Parmi les pertes militaires seules, il y a, d’un côté, 400 000 morts allemands, 200 000 roumains, 130 000 italiens et 120 000 hongrois ; et du côté soviétique, 487 000 morts et 657 000 blessés. Ajouté à ces chiffres les 130 000 prisonniers dont 95 000 allemands, y compris le général Paulus… immédiatement déportés à pied vers la Sibérie dont 95% mourront de froid avant d’arriver au goulag… et seulement 3% reviendront après douze ans, on obtient le chiffre effarant de un million cinq cent mille morts militaires immédiates. Ne sont pas comptées ici les blessés qui décèderont peu après, ni les morts de civils, plus importantes encore, comme dans tout le conflit. Cette fois, c’en est fini de l’Allemagne nazie. Mon père, prisonnier, raconte que, dans les journaux allemands, des colonnes entières, serrées, sur plusieurs pages ajoutées, listaient régulièrement les noms des soldats tombés. Partout, les femmes se précipitaient sur les affiches… et des sanglots éclataient, des scènes de désespoir. Malgré leur soulagement, la plupart des prisonniers étaient bouleversés.
L’armée rouge et le peuple russe payèrent eux aussi le prix fort : trois millions et demi de soldats morts, sur lesquels deux millions de prisonniers, (il y en eut quatre millions en tout) traités dans les camps d’une manière qui confine au génocide, tortures, expérimentations etc… En tout, il y eut plus de 21 millions de morts soviétiques. A part la Chine dont on ne peut chiffrer précisément le nombre de morts (qui fut gigantesque) c’est le pays qui, en nombre, paya le plus lourd tribut à la victoire. (Voir annexe 3.)
Et le 8 juin 44, c’est le débarquement des américains - et des canadiens, entre autres – en Normandie, suivi le 25 Août du débarquement en Provence avec l’armée de de Lattre de Tassigny. Le conflit prit fin en Europe le 8 Mai 45 par la capitulation sans conditions du III ° Reich. Elle fut signée à Reims à deux heures du matin par le général Jodl, chef d'État-major de l'armée allemande, le général Bedell Smith, chef d'État-major allié, le général Sousloparov, chef de la Mission militaire soviétique en France et le général français François Sevez convoqué au dernier moment, invité à signer comme témoin. L’amiral Friedburg se suicida peu après ; Jodl fut pendu du terme du procès de Nuremberg. Peu avant, Eisenhower avait visité le camp de Ohrdruf (relié à Buchenwald) libéré par les américains et, horrifié (voir à ce sujet le film de Rossif « Nuit et brouillard ») avait recommandé de se montrer impitoyable vis-à-vis des vaincus.
Pour la première fois dans l’Histoire, un procès, celui de Nuremberg, qui se déroula du 14 novembre 45 au 1er octobre 46 soit presque pendant un an, invoqua, également pour la première fois, la notion de « crime contre l’humanité » jusqu’alors inconnue comme chef d’inculpation contre des dignitaires nazis capturés. Parmi les 24 qui furent jugés, 9 dont Jodl furent condamnés à mort par pendaison. Goering, feld-maréchal, le plus haut en grade, réussit à s’empoisonner dans sa prison juste avant l’exécution. Beaucoup cependant étaient parvenus à s’enfuir, souvent en Amérique latine. Certains comme Eichmann furent retrouvés longtemps après et pendus. De nos jours, Nuremberg, qui fut le phare de la culture allemande, fait face à ce pan effroyable de son histoire et organise manifestations, festivals et prix littéraires spécifiques, toujours au sujet des droits de l’homme, tous les ans.
Le procès de Tokyo, très peu connu, fut loin d’être l’équivalent d’un « Nuremberg Japonais » bien qu’on l’appelle parfois ainsi. Même si les crimes dévoilés furent pires — car ils duraient depuis plus longtemps, 9 ans dans le cas de la Chine — Hirohito et de nombreux chefs japonais échappèrent à toute poursuite… et son retentissement fut à peu près nul… si bien que de nos jours, la plupart des « jeunes » générations ignorent tout des horreurs commises par leurs précédentes : pendant toute cette période, chinois, indonésiens, philippins, coréens, birmans et tous les peuples d’Asie du Sud-est furent des peuples martyrs… le Japon, à l’instar de l’Allemagne nazie, affichant ouvertement la théorie de la suprématie de la race (japonaise) et s’octroyant de fait droit de vie et de mort sur tous les vaincus. « Tue tout, brûle tout, pille tout » en fut la formule, tout à fait officielle (le général Okamura ayant officiellement demandé l’autorisation de l’appliquer.) Coréennes (200 000 pour elles seules), russes, chinoises, indonésiennes et australiennes forcées à se prostituer pour l’armée japonaise appelées « femmes de réconfort », dont peu ont survécu ; 3, 220 000 millions de tués militaires et 9 de civils, des centaines de milliers de prisonniers (inchiffrable) dont aucun ne revinrent ; 10 millions d’esclaves déportés pour les usines japonaises ; le massacre de Nankin (en 37) qui dura six mois et fit 300 000 morts ; la ville de Chonquing qui fut la plus bombardée de tout le conflit ; les expériences bactériologiques, de vivisection de l’unité 731 dont trois mille civils chinois furent les cobayes, et 200 000 autres à l’extérieur du laboratoire en Chine même… eussent mérité mieux qu’un procès tronqué dont aucun livre ni film n’a jamais rendu compte.
Tout ceci certes fut attesté, décrit précisément… mais immédiatement laissé de côté sans plus jamais être abordé : ordre des américains, qui dirigèrent ce procès. Pourquoi ? A présent que des membres de cette unité, très âgés, parlent enfin, ils attestent d’une guerre bactériologique sur la Chine avec les bacilles de la peste, entre autres, qui fit des milliers de morts dont on ne parle que depuis peu… et jamais au Japon. (Voir à ce sujet le livre de Jean-Louis Margolin, « L’armée de l’empereur ».) Non seulement les manuels scolaires japonais passent sous silence ces exactions, mais ils évoquent parfois Tojo Hideki [un des criminels de guerre à avoir été exécuté à la suite du procès de Tokyo] et d’autres assassins comme des héros : un monument leur est dédié à Yasukuni où le premier ministre actuel se rend tous les ans : un révisionnisme d’état. (Le révisionnisme est la tendance idéologique qui nie ou minimise les crimes nazis et ceux de leurs alliés ; il relève souvent d’une sympathie inavouée vis-à-vis de ceux-ci.) Jusqu’à présent, les manifestations anti révisionnistes… et parfois en même temps anti japonaises ! en Chine, en Corée et aux Philippines se sont heurtées à un mur. Les jeunes japonais apprennent toujours que Tojo Hideki fut un samouraï des temps modernes tombé pour la gloire de la patrie.
Revenons en juin 44. La capitulation de l’Allemagne certes est signée, mais le Japon, même exsangue, résiste : rien ne semble pouvoir le réduire. La reconquête du Pacifique, île après île, causa aux américains, canadiens, néo zélandais, plus de morts que tout le conflit lui même : les japonais se battaient selon leur principe, celui des samouraï : la victoire ou la mort. Engagements sans espoir dont les kamikazes, (« vent divin ») ont marqué les mémoires (plus de 1000 dont 400 à la seule bataille d’Okinawa), terrorisaient les soldats : jamais on n’avait vu des nuées d’avions s’écraser volontairement… et sur soi ! (En fait, on le sut ensuite, la plupart étaient plus ou moins forcés.) Un peuple se suicidait en masse devant eux : à Sanpaï, la première île à tomber, ce fut pire encore : le 7 juillet, lors de son invasion, 8000 civils, pour la plupart des jeunes femmes avec enfants en bas âge, sous les yeux des soldats américains horrifiés, se précipitèrent du haut d’une falaise… la propagande de Hirohito les ayant persuadées que les grands diables blancs allaient les violer, manger leurs enfants… et exigé d’elles la mort pour l’honneur : ainsi, dans la vie éternelle, leur serait attribuée une place équivalente à celle des héros sacrifiés au combat.
Et le 8 Août, pour la première fois, une bombe atomique est larguée, sur Hiroshima d’abord (150 000 morts environ de source japonaise) ; et quelques jours après, une autre, plus petite, sur Nagasaki : presque autant.
Enfin, le 2 Sept 45, c’est la capitulation sans conditions du Japon, la dernière puissance de l’Axe à avoir combattu jusqu’à cette extrémité. Aucun traité de paix après 1945 n’est jamais venu mettre officiellement fin à ce conflit démesuré.
[Les rares états neutres furent la Suisse, qui cependant grâce à la Croix Rouge, aida considérablement les alliés, l’Irlande (sud), l’Espagne, le Portugal, l’Afghanistan, le Chili.]
Résumé : cette guerre mit en jeu 100 millions de combattants militaires, 61 nations, causa environ 62 millions de morts dont une majorité de civils, ce qui n’avait jamais été vu jusqu’alors, ainsi que des dégâts inchiffrables dépassant les destructions cumulées de l’ensemble des conflits connus jusqu’à présent. Elle a poussé à l’extrême les limites de l’horreur, même du côté allié. De côté de l’Axe : déportation dans des camps de travail, de concentration et d’extermination, celle-ci concernant sans distinction des population entières (juifs, slaves, tziganes) ; ou particulières (homosexuels, témoins de Jéhovah, handicapés, prostituées dits « asociaux ») ; voire idéologiques (communistes, franc maçons…) Du fait des japonais : 10 millions de civils chinois enrôlés de force pour des travaux exténuants, maltraités et assassinés (pseudo génocide), et des massacres de villes entières dont on n’avait pas l’exemple jusqu’alors de cette ampleur (Nankin, 300 000 à 400 000 victimes civiles, 20 000 « femmes » dont des fillettes de 11 ans violées…) D’autres spécificités de la barbarie nazie s’exprimant à grande échelle furent : les meurtres systématiques de partisans, communistes et résistants ; des représailles massives contre les civils ; des expérimentations sur des êtres humains ; [les japonais pratiquèrent celles-ci sur les chinois, à grande échelle : on estime à 200 000 le nombre de chinois et coréens victimes des essais bactériologiques de l’unité 731, voir plus loin] ; des bombardements massifs de civils en Europe (Coventry, Rotterdam) et en Asie (Shanghai…)
Du côté Alliés, il y eut : en avril 45, le bombardement américain sur la France utilisant pour la première fois du napalm, à Royan, pour liquider une dernière poche de résistance allemande (ce but fut par la suite remis en cause)… puis, à outrance, par les américains et anglais de concert, sur Hambourg, Dresde, Berlin … (Dresde fut rasée ; le nombre de morts, 300 000 selon la Croix Rouge, est en fait inchiffrable, les corps ayant souvent été totalement désintégrés par la violence du brasier qui atteint plus de mille degrés, les attaques ayant duré plusieurs jours quasiment continus)… bombardement qui n’était pas forcément nécessaire à un moment où l’Allemagne nazie était déjà quasi vaincue ; et sur les japonais, à Tokyo (200 000 morts en un seul raid au napalm nuit du 9 au 10 mars 45, qui fit davantage de morts qu’à Hiroshima ; et enfin les deux bombes atomiques larguées, également pour la première fois (de 150 000 à 300 000 morts immédiates -pour les deux- inchiffrables par leurs suites, qui durent encore.)
Dans tous les pays occupés, il y eut des collaborateurs de l’occupant nazi et des résistants; ces collaborateurs furent souvent pires encore que l’occupant. Il s’agissait parfois de peuples « minoritaires » ou « annexés » par l’état central (ou par un pays voisin pro allié), qui désiraient profiter de l’envahisseur nazi pour retrouver leur autonomie : en Lituanie et dans les pays baltes par exemple… mais le plus souvent, de simples opportunistes appâtés par le lucre… voire les deux à la fois. Et dans tous les pays, il y eut également des résistances qui s’organisèrent, héroïques, désespérées, en Pologne notamment, l’insurrection du ghetto de Varsovie le 19 avril 43 qui fit 3000 morts et presqu’aucun survivant, et celle de Varsovie, du 1er août au 2 octobre 44 qui en fit 200 000 du côté polonais, dont 150 000 civils et 20 000 du côté allemand. Les rarissimes rescapés du ghetto furent déportés à Treblinka et en général gazés. Quelques uns, cinq, parvinrent à s’évader du camp… et survécurent, cachés dans les bois ! (Voir « Treblinka », de Jean-François Steiner.)
Après ce rapide survol de la guerre de 40, c’est dans nos régions que nous allons voir la guerre, la résistance et la collaboration à présent. Ceci est la toile de fond en quelque sorte, des « Lettres ». Notons que ces atrocités n’étaient alors pas connues dans toute leur ampleur et qu’elles ne le furent qu’après la guerre… voire même petit à petit, et sans doute pas en totalité. On pouvait seulement les deviner… mais qui peut deviner exactement ce qui précède ? personne sauf ceux qui l’ont vécu directement. Revenu des camps, Primo Levi raconte son sentiment d’étrangeté devant les autres. Un fossé le sépare d’eux, qu’il ne comblera jamais. Nous nous inscrivons dans l’Histoire : toutes, même les plus éloignées de nous, sont communes. Des drames identiques à celui du Puits de Célas, sur la forme du moins, ont existé ailleurs, fort loin parfois. Lorsque j’écrivis les « Lettres » et « Noces kurdes », je rencontrai chez mon éditeur une écrivaine d’origine balte qui avait vécu une expérience semblable. [Les pays baltes, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Biélorussie, comme leur nom l’indique, sont côtiers de la mer baltique et jouxtent l’URSS, qui les convoitait.] En Lituanie donc, raconta-t-elle, des résistants furent torturés et précipités dans des carrières… ou déportés dans les camps de la mort : presqu’aucun ne revint. Parmi ceux-ci, quasiment toute sa famille, dont elle avait recherché les bourreaux. Cela n’avait pas été difficile : en un seul séjour, elle avait retrouvé certains responsables des exactions qu’elle avait vues enfant : l’un était Maire de son village ; un autre, homme d’affaires sans histoires ; un troisième, paisible retraité etc… Aucun ne semblait avoir été inquiété ; leur chef, un vieil érudit, dans un français impeccable, expliqua ces gestes par le nationalisme balte et l’antisoviétisme relié à leur annexion par Staline : pour la cause Balte, l’alliance avec les nazis, pensa-t-il à l’époque, était une occasion à ne pas rater. Une erreur grave, à la fois morale et pratique, qui fut courante.





II
Résistances,
historique

Les premiers résistants, les « terroristes »
Compte tenu de l’ampleur planétaire du conflit, les mouvements de résistance peuvent apparaître dérisoires ; ce sont cependant ceux-ci qui, multipliés à l’infini partout, harcelèrent les nazis, sapèrent leur moral, et fixèrent une partie de leurs forces… ces forces qui finirent par leur manquer de plus en plus jusqu’à la défaite inéluctable.
C’est au cours de cette guerre que la notion de guérilla se fit jour : le combat n’était pas seulement sur un champ de bataille mais aussi au quotidien, dans les montagnes, les bois, au détour des chemins, partout. Que l’on regarde les hauteurs qui surplombent, sur la route de Bagnols par exemple, désertes, superbes et inquiétantes, un paysage de western, et que l’on songe à ce que devaient éprouver les jeunes soldats allemands habitués à leurs plaines, lourdement équipés, contraints de les franchir en file serrée, lentement : la peur en effet. La lourdeur même de leurs engins en faisait des cibles faciles, des proies. Le « terrorisme » naquit là : le mot fut celui des occupants pour désigner et discréditer les maquisards, et faire peur aux naïfs (les nazis étant en fait les « vrais » terroristes.) Un « terrorisme » hautement justifié et surtout efficace. Mais nous n’en sommes pas là : les maquis vinrent après.
Les rares engagés de 1940 formaient au départ de petits groupes isolés agissant de façon spontanée, sans plan préalable. Ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, même pas alors sur les alliés, dont l’aide fut tardive et aléatoire… La gradation de leurs actions fut constante, même si elles ne furent pas toutes spectaculaires. Du moins au plus, on a : écoute de la BBC, renseignement, diffusion de presse clandestine, de tracts, refus du Service du travail obligatoire, entrée en clandestinité, lutte armée dans les maquis, action directe (attentats, sabotages), engagement militaire dans les FFL et après la victoire, dans l’armée française reconstituée… Il y eut aussi des groupes autonomes innombrables, parfois totalement indépendants et « inorganisés », d’autant plus intéressants qu’ils n’étaient pas repérables et déroutaient l’occupant, (celui, éphémère, et spontané des lycéens de Jean Baptiste Dumas par exemple, fort peu connu.)
Certains choisissent d’emblée de se mettre au service des réseaux britanniques de la France libre. D’autres, l’action sur place : la topographie s’y prête. Les difficultés furent nombreuses dans ces groupes disparates réunis dans un seul but : chasser l’occupant… qui ressemblaient parfois à un melting pot. C’était l’union de frères ennemis, le mariage de la carpe et du lapin. Que l’on en juge : communistes, non communistes, anticommunistes ; gaulliste et antigaullistes ; d’où les désaccords stratégiques entre la tendance dure, communiste, celle des FTPF et parmi ceux-ci, leur fer de lance, la MOI, le « mouvement ouvrier international » aussi appelé « main d’œuvre immigrée » constituée comme l’indique son nom d’étrangers, souvent juifs… dont le groupe Manouchian fut et est toujours l’emblème… et les tendances « molles » qui privilégient la propagande dans l'attente des troupes alliées… tout cela sous tendu par l’opposition idéologique larvée entre ceux qui veulent des changements profonds et ceux qui ne visent qu’au retour à la situation d'avant-guerre... la résistance avait un peu l’aspect d’une suspension chimique non liée et changeante, de couleur et d’odeur différente selon le temps. Qu’importe.
Progressivement des liens s’établissent et des mouvements se constituent. D'abord en zone sud dite «libre» : Combat, Libération, Franc-Tireur, Témoignage chrétien, Armée secrète, Groupes francs, Organisation de résistance de l'armée ou ORA... Puis en zone Nord occupée : Libération-Nord, Défense de la France, Fer… Leur première tache est la propagande : il est significatif que les noms de ces groupes soient aussi ceux des journaux qu’ils éditèrent, au péril de leur vie.
L'attaque allemande contre l'Union soviétique renforce les résistants communistes qui malgré le pacte germano soviétique de 39 constituaient depuis 1940 la cible privilégiée de la répression nazie et vichyste. Le STO, les maquis, et en 42, l'invasion de la zone Sud par la Wehrmacht discrédite enfin, et aux yeux de tous, le régime de Vichy, anéantissant le mythe d'un état bouclier jouant double-jeu pour le plus grand bénéfice de tous… Les traits sont tracés : la collaboration est trahison. Et enfin, en février 43, la capitulation de la VIe Armée allemande à Stalingrad fait voler en éclat un autre mythe fondateur du nazisme : celui de l'invincibilité de la Wehrmacht. Tout peut arriver : Stalingrad est tombée !
Ces deux résistances, intérieure et extérieure (issue de Londres), et tous ces groupes divergents, il faut les unifier. Pour rendre leur action plus efficace et surtout pour que l’action de la France soit reconnue par la suite lorsque viendra la victoire : de Gaulle le martèle, il en a l’intuition et l’étoffe. C’est à cette intention qu’il envoie Jean Moulin en France en janvier 1942 : Jean Moulin, un personnage à l’aura immense, qui peut être accepté à la fois par les communistes et les nationalistes conservateurs. Sous son égide, les mouvements de la zone Sud fusionnent dans les Mouvements unis de résistance ( MUR ) et un Conseil national de la résistance (CNR) où siégent les représentants des deux zones, des partis politiques et des syndicats, naît, qu’il préside. Après son arrestation et sa mort sous la torture, Georges Bidault, de moindre envergure, prendra la suite. Le CNR fixe les conditions de la lutte immédiate pour la libération du territoire français et les mesures à appliquer par la suite pour promouvoir de profondes réformes économiques et sociales. C’est au début 1944 qu’est créé le Mouvement de libération nationale (MLN) qui regroupe les MUR et plusieurs mouvements de la zone Nord.
Mais certains ont devancé les événements : dès septembre 1943, les résistants corses libèrent leur île avec l'aide de commandos d'Afrique du Nord kabyles, ces redoutables guerriers qui faisaient si peur aux allemands et qui avaient combattu en 14 dans le fameux régiment des « zouaves » (du nom d’une tribu berbère). Un monument émouvant, érigé sur les hauteurs de Bastia, leur est dédié. Et en 1944, les groupements armés issus des différents mouvements de résistance sont unifiés au sein des Forces françaises de l'intérieur (FFI) placées sous le commandement du général Kœnig… A partir de juin 1944, FFI et FTP de concert (en principe !) participent activement à la libération des départements. Le 8 juin, c’est le débarquement : ils tentent de bloquer partout les troupes allemandes, par tous les moyens, engagements, sabotage des communications, voies ferrées, lignes téléphoniques, installations électriques… destruction de dépôts allemands de munitions et de carburants, de locomotives… (Dans nos régions, c’est à la bataille de la Madeleine, près d’Anduze, que des guérilleros espagnols arrêtent toute une division allemande, voir dans les « Lettres à Lydie » dont le général, après s’être rendu, se suicida d’une balle dans la tête.) Harcelant partout les occupants en déroute, ils préparent l'arrivée des troupes alliées. C’est la fin… mais c’est à ce moment là que la Wehrmacht appuyée par la Milice, livre les batailles les plus dures (au Vercors, au Massif-Central et en Bretagne) et que la répression contre les partisans ou des civils plus ou moins engagés sera aussi la plus lourde : c’est ici que se situent historiquement les exactions dans nos régions qu’il faut multiplier par des centaines de milliers partout, identiques ou pires encore, en France et ailleurs : à Oradour sur Glane par exemple où tout le village est massacré...
Et le 25 août 1944 enfin, Paris est libérée par les mouvements résistants qui ont déclenché l'insurrection, avec l'appui de la 2ème Division blindée de Leclerc, ainsi que le sud-ouest et le centre de la France, facilitant la progression de l’Armée de de Lattre de Tassigny débarquée en Provence en août 1944.
Dans la France libérée sont mis en place des Comités départementaux et locaux de libération constitués par des résistants, se sont substituant à l'administration de Vichy. Certaines prises de mairies se firent sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré, les « anciens » collabos ne demandant qu’à se rendre... et à disparaître au plus vite. Des cours de justice sont créées pour mettre fin ou éviter les exécutions sommaires, les règlements de compte et installer les instruments de l'épuration légale des collaborateurs.
Lorsque, avec la réduction des dernières poches tenues par les Allemands, au printemps 1945, s'achève la libération de la France, le bilan est de 20 000 FFI ou FTP tués au combat, 30 000 fusillés, 60 000 déportés, dont près de la moitié ne reviendront plus : 80 000 morts, dont le sacrifice n'aura pas été inutile… car l'action de la résistance, même si elle n'a été qu'une force d'appoint, hautement reconnue par Eisenhower, commandant en chef des armées alliées en Europe, a épargné à la France le déshonneur d'être soumise à l'AMGOT (Administration militaire alliée des territoires occupés), et après la Libération, les résistants engagés dans la nouvelle armée française reconstituée, poursuivant le combat aux côtés des Alliés (car la guerre n’est pas finie !) permettront d'associer la France à la victoire de 1945 sur l'Allemagne nazie et ses alliés.


III
La collaboration

Donc je rencontrai Monique Chapouliez, écrivaine balte à la recherche elle aussi des bourreaux de ses parents en Lituanie. Mon cas fut moins tragique car en 44, je n’étais pas née et mes parents ne furent pas tués : le fiancé de ma mère seulement, mais cela pesa infiniment. Lorsque je trouvai au grenier de ma maison familiale les lettres de Gustave Nouvel adressées à ma mère, ce fut comme un déclic : il sembla que les hommes et les femmes qui furent précipités dans le Puits de Célas, ce puits de mine désaffecté qui servit en 44 de… charnier ? d’instrument de torture plutôt pourrait-on dire, de terreur, et qui perdure encore de nos jours… surgirent devant moi, vivants, se mêlant à ceux que je connaissais bien, Yvette, Lydie, Guy, mon oncle… comme en une pièce de théâtre ignorée qui se jouait toujours et dont j’étais sans l’avoir su un personnage secondaire tard venu. Ils m’étaient devenus proches, familiers : tout s’emboîtait. Car dans ce puits, il aurait aussi bien pu y avoir ma mère, Yvette surtout, Lisette, et tant d’autres… qui se trouvaient là, parfois à un jet de pierre de moi ou à mes côtés. Qui n’en parlaient jamais ou très rarement, et sans signaler dans le cas de Lydie son drame personnel : son fiancé y avait été précipité. L’histoire se déroulait comme une totalité magiquement reconstituée. Dire que cela m’a réconciliée avec l’histoire est exact. Soudain, je n’étais plus un électron libre solitaire… mais un atome d’une macromolécule qui comprenait… une infinité reliée, et cela, c’était bien. La guerre de 40 : il est exact qu’à l’époque je ne mesurais pas exactement ce qu’elle fut.

La collaboration, par contre, si. Cette notion, ce terme, j’ai vécu avec depuis l’enfance, comme avec un démon suscité, une insulte toujours prête à fuser, un révélateur chimique… issue, je le sais à présent, de ce passé dramatique de ma mère que j’ignorais. Les gens pour elle se répartissaient en deux groupes étanches qui ne devaient jamais se rencontrer, ou par un fâcheux accident. Sa question était toujours la même : qu’auraient-ils fait en 40 ? Qu’avaient-ils fait en 40 ? Pour ceux qui avaient prouvé leur engagement dans le bon sens, quoiqu’ils fissent ensuite, son indulgence était totale ; pour les autres, sa sévérité ne l’était pas moins... Et toujours, appliquée à tout bout de champ, revenait la formule, si obsédante que je la repris parfois à mon compte « qu’aurait-il fait en 40 ? » Pfft… sûrement des collabos. ( !) Et tout était dit.

Mais avec la publication des « Lettres » et la recherche que je fis ensuite, je perçus que les choses n’étaient pas si simples.


Valmalle dénoncé pour quatre mots

La plupart des gens n’avaient simplement rien « fait », ce qui au fond était mieux qu’avoir collaboré… Et dans certains cas, ne rien faire ou ne rien dire constitue déjà un acte solidaire et dangereux : Valmalle, le chauffeur du car de la ligne Alès-Saint Jean du Gard fut précipité dans le puits seulement pour s’être tu. Jamais il n’avait signalé les « colis » qu’il devait déposer dans la soute à Alès, et qui ensuite étaient repris de ça de là à certains arrêts : des tracts, il ne l’ignorait pas. Il n’avait pas fait autre chose que de se taire, et durant tout le temps où il fut interrogé le malheureux ne cessait de crier en patois : « Qu’est-ce qu’ils me veulent, je ne comprends rien ». Il avait été dénoncé par une lycéenne dont l’amoureux « secret » (en fait, pas si secret que cela) était un soldat allemand guère plus âgé qu’elle. Absente à l’arrêt du car en ce petit matin de Juin, comme souvent, il s’étonna. « Elle est malade » dirent ses copains… Par malchance, c’est en bonne compagnie que Valmalle l’aperçut peu après alors qu’il retournait à Alès… Le brave chauffeur hocha la tête de réprobation. Malade ! Ca n’en avait pas l’air. Et lorsque le lendemain sa mère déplora naïvement la fatigue de sa fille épuisée par le travail scolaire (!) le trajet etc… il ne put s’empêcher de bougonner en patois, dubitatif… « Pas fatiguée pour tout… » Et cela signa sa mort.

C’était un chauffeur à l’ancienne comme on en connaissait autrefois : à la fois assistant social, éducateur et psychothérapeute voire conseiller conjugal… pour lui, les « enfants » qu’il conduisait étaient un peu « siens » et il veillait sur eux, sur leurs fréquentations, leur assiduité scolaire… comme le père que très souvent ils n’avaient plus. Avertie, la mère réagit durement : admonestée, consignée, la jeune fille rumina une terrible vengeance. Parla-t-elle simplement à son ami qui se désespérait de ne plus la voir ? Ecrivit-elle elle-même une lettre ? Reste que le pauvre chauffeur âgé et pied bot fut immédiatement arrêté, torturé et précipité dans le puits. Elle partit ensuite et demeura longtemps assez loin… puis revint. A seize ans, mesura-t-elle ce qu’elle faisait ?

Donc il y a « se taire » et « se taire » : tout dépend ce que l’on tait. La plupart du temps, le silence représentait une acceptation passive de l’occupation et même des exactions perpétrées par les nazis ou leurs séides contre la population, notamment juive (dans les villes surtout)… selon la formule « je ne suis pas juif, cela ne me concerne pas »… qui fut reprise dans la célèbre tirade : « lorsqu’ils sont venus arrêter les juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif ; lorsqu’ils sont venus arrêter les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste ; lorsqu’ils sont venus arrêter les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste ; et lorsqu’il sont venus m’arrêter, il n’y avait personne pour me défendre. »

La résistance ou plutôt les groupes résistants ne représentèrent en fait qu’une infime minorité, surtout au début, qui s’étendit tout de même par la suite comme une nappe d’huile. Ignorance ? Cela se peut, dans des villages reculés, dans des campagnes : ni télé ni Internet, radio et journaux sous contrôle... et les gens eux-mêmes n’osaient pas parler librement entre eux : il fallait se méfier de TOUS. Même dans les familles, beaucoup cachaient leur engagement. A quoi bon faire prendre des risques à quelqu’un ? Lisette Janot, lorsque Gustave Nouvel lui proposa à mi mot de travailler pour son maquis, éluda sans lui dire qu’elle travaillait déjà pour un autre. C’était un voisin et les deux familles étaient amies de toujours cependant.

L’isolement de chacun était à la fois protecteur et destructeur, propice à toute ignorance. Mais certains peut-être ne cherchèrent pas trop à savoir. Lydie, lorsqu’elle parlait des juifs et des déportés, affirmait que tout le monde savait sans se douter toutefois de l’ampleur des massacres en Pologne dans les camps de la mort. Cela fut une découverte et un choc immense. Mais ce que l’on savait était suffisant pour agir précisait-elle. Il y eut divers cas de figures certes mais il est évident que la plupart se désintéressèrent du sort des premières victimes du nazisme, communistes, juifs, enseignants. Pour ceux qui étaient pris dans la vie quotidienne, un peu veules peut-être, écrasés de privations et de tracas, consentir à l’occupation et même à la collaboration était la voie tracée, la voie de la justice même, la seule possible, ainsi que les médias le martelaient inlassablement. Une collaboration passive le plus souvent. S’en démarquer était devenir hors la loi, ce qui nécessitait une réflexion critique, des amis déjà engagés et un courage qui n’allait pas de soi.

Pétain, le pacifisme et la peur du communisme

La personnalité de Pétain, à présent : vainqueur adulé de la guerre de 14, il était difficile d’imaginer qu’il pouvait trahir, surtout pour les gens de sa génération ou de la classe 14 dont il avait été le… anachronisme mis à part, le « de Gaulle » en quelque sorte. Ses discours inlassablement enfonçaient le clou, le présentant en père protecteur, salvateur, omniscient et généreux. Et il en avait l’allure, la prestance. Ses portraits ornaient obligatoirement les salles de classe des écoles ainsi que les Mairies et tous les édifices publics. Et devant son image, les enfants tous les matins devaient chanter à tue tête la fameuse rengaine qui commençait par « Maréchal nous voilà »…

Il y eut aussi et surtout la peur des communistes qui poussa vers la collaboration ceux que le collectivisme effrayait, pas nécessairement des riches, et en ce cas, elle fut active. Laval, sa figure de proue, le « serreur de mains de Hitler » à Montoire, est très clair à ce sujet : je souhaite la victoire de l’Allemagne dit-il, et il ajoute : pour vaincre le bolchevisme. Hitler semblait un rempart efficace. Dans ce conflit qui fut mondial, les idéologies souvent transcendaient (dépassaient) les nationalismes : dans le puits, parmi les résistants précipités, on trouve des espagnols, un hongrois, deux femmes allemandes, des français… tous anti nazis… Et de même parmi les nazis ou pro nazis qui les y précipitèrent il y avait des français de la milice (voir plus loin). En majorité. La guerre ne fut pas, ou pas seulement, un conflit franco-allemand mais fasciste-anti fasciste. Nous verrons plus avant (« le dernier cercle ») qu’au Fort Vauban, en 44, toutes les nationalités se côtoyaient des deux côtés de la barrière. Parfois, rarement mais… sans savoir pourquoi.

Un autre cas, surtout parmi les intellectuels, fut celui des pacifistes. Certains, refusant de s’engager, se soumirent de fait à l’occupant, à la suite de Giono dont l’influence sur les générations issues de la première guerre mondiale (et traumatisées par ses horreurs, les tranchées, les gaz…) fut immense… Giono, le chantre de la nature, des paysans, de la terre, de la paix. La guerre était le mal absolu : rejetant par principe tout engagement militaire, ils refusaient de la faire perdurer « inutilement » afin de préparer pacifiquement un nouveau monde meilleur fait de beauté et d’amour etc… Lydie, malgré son engagement communiste, fut séduite par cette idéologie : elle avait même autrefois rendu visite à Giono en 34, ce qu’elle ne me dit pas (mais je retrouvai un carnet de voyage et des photos)… et il semble que ce soit Gustave, qui se moquait de sa naïveté, qui lui ait ouvert les yeux sur le sens du pacifisme à ce moment là. Donc dans le désengagement, se retrouvaient deux bords opposés : militariste anti communiste d’un côté, pacifiste humaniste de l’autre. Mais si l’erreur éthique (morale) venait des premiers, l’erreur logique venait des seconds : la guerre est le mal absolu certes, mais le nazisme, justement, déclarait la guerre absolue à toute la planète… si bien qu’il fallait tout de même en passer par sa destruction militaire ou partisane. En ce sens, nous devons la paix - relative - dans laquelle nous vivons actuellement à ceux qui se sont battus pour la gagner et non aux pacifistes à la Giono.




L’escalade

Comme toujours, le désengagement, quel qu’en soit les causes ou les prétextes, signifiait soumission au pouvoir, ici de l’occupant, et trahison de ses premières victimes ou opposants… jusqu’à ce qu’il ne fût trop tard. Car le pouvoir occupant pro nazi, quoiqu’il en dise, ne pouvait se maintenir que par la collaboration des populations, fût elle passive… c'est-à-dire par « cette masse amorphe » dont Gustave Nouvel parle de manière prémonitoire dans les lettres, cette masse qui, sans en avoir conscience, « le soutient et le nourrit. » Une masse plus dangereuse encore que les vrais nazis ajoute-t-il, car d’elle on ne se méfie pas… et qui peut faire davantage de mal. Il fut dénoncé par un homme de son village jaloux de sa popularité qui confinait à une aura. Souvent, ce furent des détails minimes, sordides, anodins qui suscitèrent les dénonciations : un tel avait plus de succès auprès des jeunes filles ou de tous… plus d’olives, plus de chance, plus d’argent… Les histoires ne sont pas toutes romanesques et signifiantes. Les lettres de dénonciations furent si nombreuses du reste que ce fut presque une aubaine : les miliciens, même en connaissant la région, s’y perdaient, ne pouvant séparer le vrai du faux ; les crypto résistants des simples quidams… et finalement dans bien des cas, ils laissèrent passer devant eux de très gros poissons (par exemple Bréchet et Cassagne)… pour s’acharner sur des « innocents ».

Il faut cependant distinguer plusieurs époques : selon celles-ci, la responsabilité des collaborateurs fut différente. Juin 44, arrêt des combats. Au départ, leur cessation fut accueillie par des applaudissements presque partout, du moins dans l’armée. Mon père, soldat à l’époque, racontait, et c’était la seule chose dont il parlait, qu’au moment de son annonce, en Belgique, tous se levèrent avec des hourrah de soulagement et de joie. Enfin, c’était fini ! Il fut le seul à demeurer assis, choqué malgré tout par ce déchaînement d’enthousiasme, devant les allemands de surcroît. L’appel de de Gaulle le 18 Juin, redonnant espoir aux français, appelant aux armes et à rejoindre l’Angleterre, ne tarda certes pas, mais son retentissement sur l’instant ne fut pas comparable à ce que l’on suppose souvent et à ce qu’il représenta ensuite ; ce qui n’empêcha nullement des résistants, en tout petit nombre, de s’organiser d’emblée.

Au début, le régime de Vichy pouvait à la rigueur faire illusion. La guerre était perdue, c’était le choc, le Maréchal Pétain semblait providentiel, il allait une fois de plus sauver la France etc… Donc à cette époque, tout le monde était plus ou moins « collaborateur » même si le terme n’existait pas encore, parce que personne ne s’apercevait de ce qui était en train de se passer. Cela dura peu. Une duperie… même pas vraiment cachée : il s’agissait pour Hitler de s’assurer d’un pays allié docile comme base pour d’autres fronts autrement plus difficiles à réduire, l’Angleterre notamment, qui, grâce entre autre à son insularité, tenait bon… et tint bon durant toute la guerre.
En ce qui concerne les occupants aussi, il y eut plusieurs périodes et plusieurs attitudes : de simples soldats et officiers, parfois… pas nécessairement nazis, même s’ils ne l’avouaient pas ouvertement, campant de ça de là dans des terrains réquisitionnés, ont pu au début se montrer plutôt discrets voire même serviables vis-à-vis de la population. C’étaient les ordres, du reste. Le velours d’abord, le fer ensuite. Les histoires sortent parfois, difficilement pourtant : ici, c’est un officier médecin qui sauva un enfant ; là, une jeune fille qui fut repêchée par des soldats ; une vieille femme secourue etc… Ils obéissaient aux ordres, en somme, en étant là, mais eussent de beaucoup préféré être ailleurs. Lydie parlait souvent de l’un d’entre eux, un musicien, qui jouait le soir sur son harmonica, au dessus de la montagne, des airs nostalgiques qui lui tiraient des larmes. Au dessus de la montagne… c'est-à-dire de la maison ! Malgré les précautions que prenait la famille, cet homme vit-il quelque chose ? Jouait-il précisément pour s’annoncer… ou annoncer d’autres soldats en ballade pour contempler le panorama, qui en fait depuis toujours un lieu de promenade privilégié ? Qui était-il ? Malgré l’époque, Lydie, romanesque, affirmait que sa musique exaltait son désir nostalgique de retrouver son pays et les siens… ainsi que son désaveu de la guerre qui le maintenait en exil. Discutable et dangereux, tout de même, cette interprétation poétique… mais il reste en effet que s’il aperçût quelque chose, ce qui n’est pas sûr, il n’en dit jamais rien.
Mais très vite et de plus en plus, le pouvoir pétainiste se dévoila, se compromit, s’engageant de manière évidente vers le nazisme c'est-à-dire vers le soutien total à l’Allemagne, se livrant à des exactions parfois au-delà même de ce qui était exigé par l’occupant, comme le fit Papon, au Vel d’hiv à Paris où les policiers français eurent ordre d’amener également les enfants juifs de moins de dix ans… ce qui n’avait jamais été exigé par les allemands, non par humanisme mais en raison des risques d’émeutes : ils n’avaient pas dans Paris l’infrastructure… pour le peu qu’ils les gardèrent puisque tous furent déportés et gazés. La haine des communistes, des juifs, des intellectuels et des francs maçons s’exprima finalement chez Laval à l’identique de ce que l’on pouvait lire dans les délires de Hitler par exemple (Mein Kampft) et les actes suivirent : les lois raciales, la dénationalisation des juifs qui permit ensuite leur arrestation comme « étrangers » et leur déportation dans les camps de la mort, puis les rafles sans aucun prétexte, systématiques, de français ou d’étrangers sans distinction, les écoles normales stigmatisées… le régime s’emballait. Les non français n’eurent plus le droit d’enseigner (et même deux générations étaient nécessaires) et ceux qui exerçaient déjà furent radiés sans autre forme de procès. Le sens du régime de Vichy devint évident : un soutien servile et inconditionnel à l’ennemi et à ses valeurs. Sous couvert d’un soi disant retour à des valeurs dites traditionnelles… le Maréchal, malgré son allure de vieux hiérarque, n’était qu’un pantin gâteux aux ordres de Hitler par Laval interposé…

Le STO, ses réfractaires et ses volontaires

Ce qui porta un coup décisif à la collaboration fut le STO, le service du travail obligatoire, qui avait préalablement été appelé « service obligatoire du travail » (SOT)… ce qui avait fait tellement rire, même en cette période qui n’était pas à la rigolade, que le sigle fut d’urgence modifié. Ce fut très « sot » en effet, plaisanterie mise à part.

Dès juin 42, la « relève », à grand renfort d’affiches montrant un jeune ouvrier souriant tendant la main à un autre plus loin, éperdu de reconnaissance ! la relève donc encourageait les travailleurs français et seulement ceux-ci à aller en Allemagne, promettant qu’en échange de trois volontaires, un prisonnier de guerre serait libéré. Devant l’insuccès de la mesure, en septembre 42, le volontariat ouvrier devint obligatoire… Un cran de plus fut franchi en février 43 avec le décret du STO qui cette fois obligeait tous les jeunes de la classe 20, 21, 22 pour commencer, à partir travailler pour l’ennemi. Ce fut la fuite, organisée ou non. La police de Vichy se livra alors à de véritables chasses aux réfractaires avec même l’aide d’une milice spécialement créée à cet effet par le sinistre Doriot. Pour le régime de Vichy, l’image fut catastrophique : même ceux qui jusque là s’étaient sentis peu concernés s’émurent au point d’aider, de cacher parfois les jeunes ainsi lamentablement traqués par la police de leur propre pays… Plus personne alors ne pouvait nier que l’état français était à la solde de l’ennemi.

Tout va alors très vite. La plupart rejoignent immédiatement les maquis ou, par l’Espagne, les forces françaises libres. Pas tous : certains se réfugient simplement dans des fermes isolées… voire, en petit nombre, s’engagent dans la police, chez les pompiers ou à la mine, professions exclues du STO… quitte à prendre tout de même le maquis ensuite… Ceux qui sont capturés par la milice de Doriot sont battus, embarqués de force et « déportés » (en fait le terme déporté, réservé aux juifs et aux résistants des camps de la mort, est ici impropre, mais il y eut des cas limites où des réfractaires débusqués par la milice furent en représailles directement envoyés à Mauthausen.) Il en est aussi, en petit nombre, qui acceptèrent de partir : volontaires ? Non, pas vraiment : les « vrais » volontaires furent ceux de la première vague, celle de juin 42… voire d’avant, car de rares français avaient déjà choisi de travailler en Allemagne, des collabo ou des malavisés, avec lesquels il ne faut pas confondre les requis de force de septembre ; et même parmi ceux-ci, il faut distinguer ceux qui consentirent immédiatement à partir, souvent assez proches d’une collaboration passive un peu frileuse, et ceux qui, en fuite, furent rattrapés par la milice de Doriot avant d’avoir pu rejoindre les maquis ou se cacher… Ceux-là parfois subirent des représailles extrêmes. Mais, quelle que soit leur catégorie, les conditions de travail de ces français exilés, souvent affectés à des usines de munitions et de bombes, les mesures répressives à leur encontre de la gestapo francophobe qui les avait à l’œil (pendaison, exécution sommaires ou internement systématique à Mauthausen en cas de révolte)… eurent pour conséquence que leur taux de mortalité a été supérieur à celui des prisonniers de guerre… Notons que la particularité de Mauthausen était qu’il était un camp réservé aux dissidents politiques (au début, allemands) ; par la suite, les espagnols combattants dans les rangs de l’armée française et faits prisonniers y étaient systématiquement envoyés, tandis que les autres étaient dirigés vers des stalags ; Mauthausen compta 118 000 morts.
Cette fois, les choses étaient claires et l'opinion entra en rupture avec Vichy ; dès lors, la popularité de la résistance ne cessa de croître... ce qui ne signifie pas que tous s’engagèrent. Mais chacun connaissait autour de lui au moins un jeune des classes 20- 22 poursuivi par la milice et caché… un fils, frère, parent ou ami qui tombait sous le coup de cette mesure ; il ne fut plus possible alors de se voiler la face. On peut donc distinguer nettement deux périodes : ceux qui, après 43, continuèrent à faire montre d’un attentisme qui se révélait de plus en plus trahison, ou même d’un soutien actif, naïf ou hypocrite à la politique de Vichy n’étaient pas de la même eau que les premiers « collabos ». La ligne à présent était tracée : collaborer n’était pas louvoyer dans la tempête pour sauvegarder à tout prix un navire secoué, mais trahir, nourrir la tempête, la laisser croître et envahir. Les paysans furent les premiers à cacher les jeunes, à les nourrir…
De là ensuite à en faire un peu plus, il n’y a qu’un pas : ravitaillement des maquis, faux papiers, planques… C’est aussi par des gestes parfois anodins et imprévus, que l’on s’engage. « On n’est parfois courageux qu’une fois voire même cinq minutes seulement » observa lors d’une conférence une auditrice qui raconta son histoire, à la fois banale et extraordinaire… et qui fait bien comprendre ce que furent les résistances civiles non organisées dont on parle peu car elles ne sont pas spectaculaires et on ne les connaît le plus souvent même pas : essentielles pourtant. Voici : sans être collaborateurs, ses parents n’étaient cependant pas non plus résistants. Perdus dans la tourmente. Banal, en somme. Or un soir qu’ils se trouvaient tranquillement chez eux, dans leur appartement d’un grand immeuble parisien, ils entendirent dans le couloir des cris, un bruit de course. « On » frappait frénétiquement à toutes les portes. «Aidez moi !» Sa mère se précipita, ouvrit… un homme s’engouffra, elle referma la porte… Et ce fut fait : en une seconde, ils étaient devenus résistants. Il s’agissait d’un réfractaire poursuivi par la milice. Par la suite, il fallut assumer. C’est tout ce que nous avons fait observa-t-elle, comme beaucoup. Mais cela sauva sans doute un homme. Et des gestes de ce genre, il y en eut infiniment. A ce moment là, comme dit ensuite Sartre, on n’avait parfois le choix qu’entre être un héros ou un traître. Les gens choisirent. Si peu que ce fût. La vie d’un homme tenait à une porte ouverte ou fermée.
Donc mis à part les cas extrêmes, on peut dire qu’il y eut des degrés de collaboration comme il y eut des degrés de résistance ; et le minime n’est nullement à mésestimer car ce sont ces petites gens, ces petites histoires inconnues qui, multipliées partout par des milliers et des milliers, ont tout de même largement contribué à sauver la mise. La répression ne suffit pas et parfois même joue a contrario : sans assise populaire, le régime de Vichy devenait de plus en plus un colosse aux pieds d’argile. Il allait le montrer.
Les « vrais »
La plupart des collabos actifs cependant, même si la ligne n’est pas nette dans certains cas, furent simplement des opportunistes sans foi ni loi. L’argent d’un côté, la pénurie de l’autre : la situation était propice à tout commerce, à toute activité lucrative. Les premiers clients ? les occupants, bien sûr. Marché noir, abattoirs clandestins, trafics de cigarettes, d’alcool et de femmes, comme nous le verrons plus loin, florissaient et rapportaient gros. Pénurie ici ne signifie pas manque d’argent, mais de denrées officiellement autorisées. Il y avait donc des affaires à faire : ces denrées, il suffisait de les produire, avec quelques complicités. Cela tombait bien : les miliciens étaient presque tous des délinquants de droit commun prêts à se laisser acheter, en prenant leur bénéfice. Les occupants, moins démunis que les français, représentaient un marché juteux pour tous ces produits illégaux. Les français aussi, moindrement. Des truands sautèrent sur l’occasion… ou des vocations virent le jour.

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